Une fois encore, l’idée de ce texte m’est venue en lisant le thème d’un concours de nouvelles, proposé cette fois-ci par Librinova. L’autrice Mélissa Da Costa a composé un paragraphe (en italique dans le texte ci-dessous) à utiliser obligatoirement comme incipit d’une nouvelle de tout style et de maximum 16000 signes. Partie de la plage imposée sur laquelle une bouteille était à demi ensablée, ma plume m’a conduite vers une salle de classe donnant sur une cour plantée de marronniers…

« Courir sur la plage, à l’aube, accompagné du vol des goélands était un plaisir absolu que rien ne pouvait gâcher, ni la pluie, ni les rafales, mais ce matin, son pied buta contre un objet à demi enseveli dans le sable qui faillit l’envoyer au tapis : une bouteille en verre à l’intérieur de laquelle se trouvait une lettre jaunie. »

Annie lève les yeux du livre qu’elle tient à la main et regarde ses jeunes élèves. Dehors, une petite brise joue avec les feuilles des marronniers plantés aux quatre coins de la cour, projetant des ombres mouvantes sur son bureau. Sur le mur du fond badigeonné de mauve, des portraits d’animaux réalisés dans le style d’Andy Warhol par des mains plus tout à fait enfantines la regardent fixement. Au-dessous, sur l’étagère, les haricots secs plantés avec soin la semaine passée dans des boules de coton humide laissent voir de petites tiges tarabiscotées.

Elle savoure les quelques secondes de silence qui suivent ses mots, pouvant presque voir des images de plage flotter au-dessus de chaque élève façon bulle de BD. Ici une plage de carte postale blanche sur laquelle se penchent quelques palmiers secoués par les alizés. Là une plage grise fouettée par le vent où la mer se devine au loin, très loin. Ici encore une étendue de sable au pied de falaises claires laissant voir les traces des derniers éboulements provoqués par l’attaque inlassable des flots…

Un oiseau crie quelque part. Pas un goéland, pas un pélican, plutôt une pie ou un corbeau. Retour dans la salle de classe.

— M’dame !

— Eh M’dame !

— C’est quoi la suite ?

— M’dame, c’est quoi dans la bouteille ?

— Maîtresse, y’a quoi d’écrit sur la lettre ?

Annie rapproche l’ouvrage de ses yeux, ajuste ses lunettes, entrouvre les lèvres pour continuer sa lecture, puis se ravise. Elle ferme le livre et le pose sur le bureau à côté de l’équerre géante qui lui sert parfois à tracer des formes géométriques sur le tableau blanc. L’espace d’un instant, elle revoit cette même équerre pendue au mur dans la classe de sa mère où elle avait le droit de venir pendant les récréations pluvieuses, le tableau vert couvert d’arabesques laissées par le tampon à effacer, l’odeur douceâtre de la craie… Craie, tableau, crissement… Un frisson incontrôlable fait dresser les poils fins de sa nuque.

— Eh bien, les enfants, c’est vous qui allez imaginer la suite, d’accord ?

Un murmure parcourt les rangs.

— Oh non, je voulais savoir ce qu’il y avait d’écrit !

— Et voilà, encore à nous de travailler…

— On pourra savoir après ce qu’il y a dans le livre ?

— Trop bien !

— C’est noté, Maîtresse, c’est noté ?

Assis à l’extrémité de la troisième rangée, Léo regarde par la fenêtre. Quelques fleurs roses échappées des grosses grappes dressées au bout des branches des marronniers flottent dans l’air avec grâce. Pendant quelques minutes, le poids comprimant à longueur de jour le bas de son ventre avait disparu. Il courait sur une plage, les joues fraîches, les lèvres salées par les embruns. Il inspirait à plein poumons, pas de cage empêchant sa poitrine de se dilater. Les exclamations de ses voisins le ramènent à sa table graffitée. Son ventre se tord, son souffle devient court.

— Non, pas d’évaluation. Aujourd’hui, on laisse juste place à l’imagination ! Qui veut commencer ?

Quelques élèves baissent le nez et font mine de chercher quelque chose dans leur cartable. D’autres regardent ailleurs. D’autres encore se poussent du coude.

— Allez, Bastien, vas-y !

— Non, j’sais pas quoi dire, vas-y toi !

Un peu voûté sur sa chaise, Léo ne bouge pas, respire à peine. Surtout ne pas attirer l’attention. Annie balaye l’assemblée des yeux. Quelques doigts sont levés.

— Tu veux commencer, Antoine ? Vas-y, on t’écoute.

 

Antoine se lève brusquement et sa chaise vient heurter avec fracas la table de derrière. Il s’éclaircit la voix d’un raclement de gorge.

— Viens à côté de moi sur l’estrade, on t’entendra mieux.

Antoine s’avance et vient se placer près du bureau de la maîtresse. Il fait face à la classe, et demande d’une voix assurée :

— Je commence comment ?

— Eh bien, la personne qui court vient de se cogner le pied sur la bouteille et voit qu’elle contient une lettre jaunie…

— OK… Donc… Il… C’est un homme ?

— Oui, un homme.

— OK… Donc l’homme se penche et ramasse la bouteille. Il essaye de l’ouvrir, mais c’est coincé alors il fracasse la bouteille sur un rocher à côté.

— Il va se couper !

— Chut ! Laissez-le raconter.

— Il sort le papier de la bouteille, sans se couper parce qu’il est trop fort. Il déplie le papier qui a l’air très vieux. Et dessus il y a une carte dessinée. Une carte avec des traits comme des routes, et puis une croix.

— Comme dans Koh Lanta !

— Chuuuut !

— Au-dessus de la croix, c’est écrit « Trésor ». Le gars, il regarde un peu mieux et il voit qu’il y a une île sur la carte. Il regarde encore un peu mieux et il reconnaît la forme de l’île, c’est l’île verte, celle qui est juste en face de la plage où il se trouve. Alors il prend un canoë qui est posé sur le sable et il rame jusqu’à l’île.

— Le gars, pile il trouve un canoë, comme par hasard !

— Laissez votre camarade raconter, vous voulez bien ? Ensuite ?

— Ben il arrive sur l’île. Il voit que sur la carte il y a un repère : une souche tête de mort.

— Et Denis Brogniard il est où ?

— Ah !

— Chut !

— Il fouille dans les herbes et il finit par trouver la souche tête de mort. Il regarde à nouveau la carte et voit que le trésor est tout près, en direction de la mer. Il tourne le dos à la souche et fait quelques pas. Il y a une zone de sable. Il se met à genoux et commence à creuser avec ses mains. Il trouve un coffre.

— Un coffre comment ?

— Un coffre en bois avec des barres de métal.

— Ya quoi dedans ?

— Silence !

— Ben, ya plein de pièces d’or, tiens ! Et des pierres précieuses et des bijoux ! Comme dans Pirates des Caraïbes à Disneyland.

— Pff, c’est des faux à Disneyland…

— Oui mais là c’est des vrais !

— Et après ?

— Ben il prend le coffre, retourne au canoë et rentre le cacher chez lui.

— Bien, Antoine, merci pour ce voyage au pays des pirates. Tu peux retourner à ta place.

Antoine regagne sa chaise en bombant le torse. Quelques applaudissements se font entendre. Son voisin se cache un œil et fait mine de l’embrocher avec une épée imaginaire.

 

— Qui veut raconter son histoire maintenant ?

— Moi M’dame !

— M’dame !

— Moi !

— Ah, nous avons plein de volontaires maintenant… Allez, Augustin, viens par-là, on t’écoute.

Augustin se lève et adresse un clin d’œil à son entourage. Il avance d’un pas décidé, se retourne et se campe fermement sur l’estrade.

— Allez, tout le monde se tait. On t’écoute, Augustin.

— Alors l’homme vient de buter sur la bouteille. Il voit la lettre à l’intérieur et la fait sortir en tapant la bouteille au cul.

Quelques rires fusent.

— Silence !

— Il déplie la lettre. Ya rien dessus.

— Et alors, c’est tout ? C’est fini ?

— Meuh non. Il se rappelle le dernier escape game qu’il a fait avec son frère et sa sœur. Il sort une lampe à lumière noire de sa poche et il éclaire le papier. Et dessus il y a des signes bizarres, dans une langue inconnue. Alors il sort son téléphone, il prend une photo, et il demande à DogGPT ce que c’est. C’est une écriture d’une autre planète. Du plutonien !

— Bah, Pluton c’est même pas une planète…

— Oui ben c’est du plutonien quand même. Le message dit qu’ils veulent entrer en contact avec un terrien. En étudiant les humains, ils ont trouvé cette coutume de mettre des messages dans les bouteilles, alors ils ont fait ça et ils ont jeté la bouteille depuis leur soucoupe volante. Alors le message, il dit d’aller à un endroit précis où aura lieu le contact, la nuit.

— La nuit ? Il va y aller ?

— Oui, bien sûr, c’est pas un dégonflé. Il rentre chez lui et il attend la nuit. Il sort par la fenêtre de sa chambre, la bouteille avec son message dedans à la main, et il va vers l’endroit indiqué. C’est tout au bout de la pointe de Kerlanvrez, à côté du sémaphore. Il fait assez sombre, la lune est toute fine. Il se place juste au bout du cap, sur un espace plein d’herbe et de petits ajoncs qui lui piquent les pieds. Tout à coup, un grand faisceau de lumière bleue tombe du ciel, comme un gros projecteur. Et lui, il est au milieu. Il lève les yeux et il voit un grand vaisseau tout blanc et tout lisse, comme le ventre d’une baleine.

— Et alors ?

— Il se passe quoi ?

— Pouf, il disparaît !

— Et après ?

— Ben on sait pas, personne l’a jamais revu… Ya seulement le gardien du sémaphore qui a trouvé une bouteille par terre le lendemain matin. Mais elle contenait juste un papier sans rien d’écrit dessus. Il a râlé après celui qui l’a laissée traîner là et il l’a jetée…

— Très bien, Augustin, merci, tu peux retourner t’asseoir.

Le jeune garçon se dirige vers sa place en faisant des grimaces à ses camarades, certain que la maîtresse ne peut pas le voir.

Les enfants se succèdent ainsi, debout près de la maîtresse. Certains se tordent les mains, d’autres amusent la classe par des mimiques évocatrices, certains calent au milieu de leur histoire, d’autres créent des mondes merveilleux. Il est question de princesses à délivrer, d’appels au secours d’adolescents kidnappés, de plans de prison en vue d’une évasion, d’indications permettant de trouver les derniers spécimens d’une espèce en voie d’extinction, et même de la recette perdue d’un gâteau extraordinaire qui faisait fureur à la cour du roi il y a quelques siècles de cela.

 

Satisfaite de la participation de ses jeunes élèves, et agréablement surprise par la fertilité de leur imagination, Annie balaye la classe du regard. Un élève n’a pas encore parlé. Elle observe son petit visage à la peau presque transparente, ses yeux clairs, ses cheveux fins. Il ne la regarde pas. Il suit des yeux les pétales roses qui s’envolent des marronniers. Ou autre chose. Il semble absorbé en lui-même.

— Léo, c’est à toi de raconter maintenant, tu veux bien ?

Lentement, il tourne les yeux vers elle. Son regard s’anime un peu puis devient suppliant.

— Allez, viens, je suis sûre que tu as une belle histoire à partager avec tes camarades.

« Camarades ». Le mot résonne dans la tête du jeune garçon. Il se lève. Sent ses jambes trembler. Il essaye d’inspirer plus d’air pour se donner du courage, mais ses narines semblent collées l’une à l’autre. Sa gorge siffle. Son cœur s’emballe. Un pas. Un autre. Ses jambes pèsent des tonnes. Voilà l’estrade. Il pose les yeux sur la maîtresse qui l’encourage du regard. Tente une nouvelle fois de gonfler ses poumons. La tête lui tourne un peu. Enfin, lentement, il se retourne et fait face à la classe. Il quitte des yeux comme à regret le bout de ses chaussures un peu démodées et embrasse la pièce d’un regard vague. L’air semble épais, figé, comme attendant un souffle à étouffer. Les couleurs l’agressent. Un rire lui parvient. Antoine. Lui qui tout à l’heure se rêvait en chasseur de trésor, Léo le voit dans un tout autre emploi. Il se rappelle son visage grimaçant le jour où il l’avait acculé dans un angle du vestiaire du gymnase, brandissant les habits qu’il lui avait dérobés au-dessus de sa tête, tel un trophée.

— Eh la demi-portion, tu vas sortir en slibard !

Léo se rappelle avoir sauté désespérément pendant un temps qui lui avait paru très long pour tenter de récupérer ses vêtements, tandis que des rires emplissaient la petite pièce sentant la sueur et les chaussettes mouillées. Seule la voix forte de Monsieur Pinto, le prof de sport, les enjoignant de sortir rapidement du vestiaire, avait fait lâcher son butin à Antoine. Tremblant de tout son corps, les joues humides et le nez coulant, Léo avait fini par se rhabiller et était sorti le dernier sous le regard intrigué du professeur.

— Ça va Léo ?

— Oui oui, avait-il bredouillé, la tête basse, avant de s’éloigner rapidement.

Alors qu’il tente une nouvelle fois d’inspirer à fond pour se donner du courage, les yeux de Léo sont attirés par un rayon de soleil qui fait briller les cheveux blonds d’Anaïs. Elle a raconté tout à l’heure une histoire de princesse prisonnière, prenant des poses, parcourant l’assistance de ses grands yeux innocents. Innocents, tu parles… Léo y avait cru quand elle lui avait dit sur WhatsApp qu’il lui plaisait. C’était la première fois que quelqu’un s’intéressait à lui à l’école. Il avait savouré chacun de ses mots gentils, avait répondu avec sincérité, s’était un peu livré, avait fini par lui envoyer des photos de lui dans sa chambre. Quand elle lui avait donné rendez-vous au fond du gymnase, derrière les gros tapis bleus, il avait hésité, était-ce bien à lui qu’elle s’adressait ? Oui, oui, elle le lui avait assuré. Alors il avait mis un joli polo rouge, ça avait étonné maman d’ailleurs, lui qui ne portait que du gris et du noir habituellement, et il y était allé, les mains moites et les cheveux soigneusement peignés. Il avait bien perçu en traversant la cour en direction du gymnase quelques regards en coin de gamins penchés sur leur téléphone, mais n’y avait pas prêté attention. Il avait contourné les épais tapis empilés. Elle était là. Ses cheveux blonds arrangés en une jolie tresse ornée d’un nœud rose et blanc. Une jupe plissée qu’elle lissait avec soin comme une enfant sage. Il aurait juré qu’elle avait rougi en le voyant. C’était pour mieux retenir un éclat de rire !

— Non, mais sérieux, tu y as cru ? T’es vraiment trop nul !

Au sommet des tapis, derrière lui, sur le côté, plein de jeunes ont surgi, hilares.

— Léo, il y a cru ! Trop naze !

— Il a cru qu’il pouvait pécho Anaïs !

— T’as vu comme il s’est fait beau !

— Non mais t’y crois toi ? Tu l’as vu avec sa tête de bébé ? Ses jambes toutes maigres ? Ses lunettes rondes à la Harry Potter ? Ses fringues périmées ? Trop la honte !

Augustin brandit son téléphone en le montrant à la ronde :

— Regardez, il s’est même pris en photo !

— Non mais il s’y croit le mec !

Anaïs l’a toisé en mettant dans son regard tout le mépris dont elle était capable :

— Dégage Léo, tu mérites même pas de vivre !

Il s’était senti glisser au sol. S’était roulé en boule, un poing dans la bouche pour étouffer le hurlement de détresse qui montait du creux de son ventre. Quelques coups l’ont atteint au dos, aux jambes, il a perdu la notion du temps, n’a pas vu quand ils sont partis. Seul, caché derrière les tapis, il a pleuré. Longtemps. Puis il a envisagé l’espace d’un instant d’aller raconter ce qui lui était arrivé. Les dénoncer. Tous. Leurs visages rigolards, leurs poings serrés, leurs bouches vomissant des insultes. Mais qui pourrait comprendre ? La maîtresse le prendrait pour un bébé. Son frère pour un mytho. Les darons ? Non, ils ont trop de travail, il ne va pas les embêter avec ça, et puis ça les intéresse pas. L’infirmière ? Elle est gentille l’infirmière. Mais il n’est pas malade. Il est juste nul. Un gros naze, c’est ce qu’ils ont dit. Ils ont raison finalement. Qu’est-ce qu’il fait là ? Faut vraiment être débile pour penser qu’il pourrait intéresser quelqu’un. Et puis s’il les dénonce, ça va être encore pire. Non, faut juste se relever. Et trouver un bon moyen d’en finir. Définitivement. Il a repéré sur YouTube des vidéos qui disent comment mourir. Il y arrivera bien.

Alors Léo s’était relevé, était passé par le vestiaire et s’était aspergé le visage d’eau fraîche. Il avait attendu un peu que ses yeux sèchent et était retourné dans la cour, juste au moment où la directrice sifflait la fin de la récré.

— Allez, les enfants, il est temps de retourner en classe ! Vous vous amuserez de nouveau plus tard !

Plus tard… Un jour, bientôt, il n’y aura pas de plus tard…

 

— Allez, Léo, reviens sur terre ! Tu nous dis ce qui est écrit sur le papier dans la bouteille ?

Léo regarde le ciel, les nuages blancs et les fleurs roses, puis fixe le mur mauve au fond de la classe, droit devant lui.

— Sur le papier, il est écrit « Léo, tu mérites de vivre, tu as le droit d’être aimé ».

Dans un silence total, le garçon descend les deux marches de l’estrade et va s’asseoir à sa place. Il ferme les yeux et inspire un air qui lui semble un peu plus léger. Il perçoit un mouvement furtif à sa gauche. La petite main de sa voisine vient se glisser dans la sienne. Alors il se dit que peut-être, pas sûr mais quand même peut-être, il sera encore là à l’automne, au moment où les marrons lisses et brillants commenceront à tomber.

 

 

 

© Copyright Isabelle Roche-Camus – 2023 – Tous droits réservés
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