Il y a quelque temps, pour illustrer un propos sur l’importance de faire sa part, j’ai réécrit avec mes mots La légende du colibri. Cela m’a donné envie de revisiter les contes populaires qui m’inspirent, nourrissent mon imagination et m’aident à entretenir le feu de la motivation. Ces histoires de sagesse, souvent incarnée par des animaux, transmettent des valeurs universelles. Voici une version revisitée d’un conte populaire parlant de persévérance et de résistance aux critiques. Souvent attribuée à une grenouille, j’ai choisi aujourd’hui de placer l’histoire à Concarneau et de donner la parole à Laouen[i], un courageux petit bigorneau. Bonne lecture !
C’est la fin de l’été. Le soleil est encore chaud sur la côte bretonne. Je marche sur la corniche, le long de l’océan. Là-bas, posées sur l’horizon tels d’immenses navires, les îles Glénan scintillent. Au-dessus de ma tête, les goélands planent mollement, lançant de temps à autre un cri qui secoue brièvement la torpeur de cette fin d’après-midi. Une brise légère soulève mes cheveux, trimballant l’odeur familière des algues.
Peu avant d’arriver à la plage des Dames, je descends quelques marches et pose le pied sur les rochers. La marée est basse. J’avance prudemment, tâchant d’éviter les paquets de goémon glissant, déséquilibrée à chaque pas par les grappes de moules cramponnées au granit. Je cherche des yeux le meilleur endroit pour m’asseoir. Voilà, ici, cette longue roche plate tournée vers le large, ce sera parfait ! Je sors de mon sac un coussin beige, un peu élimé à force de s’être frotté à la pierre rugueuse. Je balaye du regard la baie de la Forêt, suis un moment des yeux les petits catamarans qui s’affairent à prendre au mieux le vent, inspire profondément l’air salé et m’assieds. Il fait bon. Je caresse du bout du doigt l’intérieur d’une coquille d’huître nacrée. C’est si doux !
Tout près de moi, un trou d’eau, laissé là par la mer lorsqu’elle s’est retirée. Je me penche vers sa surface pour mieux voir la vie qui y a été capturée. Des anémones rouge foncé sont fixées aux parois. Leurs petits tentacules sont déployés. Je sais que si j’approche le doigt, ils vont se rétracter. Mais il est plus prudent de ne pas y toucher ! Je fouille du regard l’anfractuosité à la recherche de crevettes. Elles sont difficiles à voir, vives et transparentes. Soudain, un éclair argenté : un tout petit poisson s’est fait piéger. Il nage frénétiquement d’un bord à l’autre, puis disparaît dans un bouquet d’algues. Sur le bord de la flaque, un petit bigorneau est posé. Je le fixe un moment. Il se déplace tranquillement sur la surface humide. Me reviennent les cours de SVT : « se nourrissant d’algues et de micro-organismes, le bigorneau nettoie les rochers et contribue à maintenir l’équilibre de l’écosystème de la zone intertidale ». Mes pensées continuent à flotter dans le passé et se posent il y a quelques années. Les enfants sont là, leur épuisette gisant un peu plus loin. Chacun tient un bigorneau dans la main.
– Allez, on fait une course !
– Chacun place le sien sur la ligne de départ !
– Le premier qui arrive à la bernique a gagné !
Trois petites mains posent les minuscules coquillages. Le silence se fait. Pendant quelques minutes, rien ne se passe. Puis les petits animaux se mettent en branlent. Leur coquille dodeline, doucement, ils avancent. Un vers la droite, l’autre vers la gauche, pas un seul tout droit. Pas gagné, la bernique !
Je souris à ce doux souvenir du passé. Je ferme à demi les yeux. Un souffle d’air marin me caresse les joues. Les vagues roulent inlassablement et meurent à mes pieds… Des millions de petites bulles d’écume éclatent en un pétillement léger… Pschhhhhtttttttt… Il fait bon… Je ferme complètement les yeux…
*
Quelques vagues plus tard, une douce mélodie glisse dans mon oreille :
Je suis Laouen, le petit bigorneau,
Toute la journée je nettoie mon rocher
Ah ça c’est sûr, je ne suis pas bien gros,
Mais mon travail me plaît et il fait ma fierté
Qui donc chante ainsi ? Sur le bord du trou d’eau, le petit bigorneau. Il avance tranquillement, broutant une fine couche d’algues tapissant le granit. Il ne va pas très vite, mais son allure est régulière. Déterminé, il accomplit sa mission de nettoyage. Soudain, les deux yeux étonnés d’un petit crabe rose crèvent la surface.
– Mais que fait-il celui-là ?
– Il s’est mis en tête de nettoyer le rocher, déclare une patelle fixée un peu plus loin, soulevant légèrement le bord de sa coquille pointue.
– Vraiment ? Quelle drôle d’idée, répond le petit crabe avant de faire un plongeon de côté.
Sortant du bouquet d’algues où ils s’étaient cachés, deux petits poissons viennent voir ce qu’il se passe.
– Nettoyer le rocher ?
Ils se regardent.
– On pourrait peut-être nous aussi participer !
Ils échangent un coup d’œil entendu et s’approchent de la paroi en frétillant. À leur tour, ils commencent à la débarrasser des algues microscopiques qui la tapissent.
– Ce n’est pas si difficile !
– C’est vrai ! Regarde comme le granit brille là où je suis passé !
Une crevette bienveillante qui les observe, posée sur le fond inégal, s’exclame :
– Oh, les fragments de mica reflètent le soleil, c’est magnifique ! Bravo les poissons !
Soudain, la surface du trou d’eau est agitée de vaguelettes : sur le bord, une mouette rieuse vient de se poser dans un ample mouvement d’ailes.
– Que se passe-t-il ici ? demande-t-elle de sa voix nasillarde.
– C’est le bigorneau, il s’est mis en tête de nettoyer le rocher !
– Et les deux petits poissons veulent faire pareil !
La mouette, dont c’est la spécialité, se met à rire.
– Ah ah ah, jamais ils ne vont y arriver ! Cela ne sert absolument à rien ! N’ont-ils pas mieux à faire ? Planer dans le vent avec élégance ? Se faire prendre en photo par les touristes qui s’improvisent reporters animaliers ?
Elle se frappe la tête du bout de l’aile et part d’un grand éclat de rire :
– Mais non, suis-je bête, ils ne peuvent pas voler !
Un tournepierre à collier pressé passe à proximité.
– Bientôt la marée aura tout recouvert ! Elle fera tout disparaître, comme si ces fous n’avaient jamais existé. Quelle inutilité ! Pas de temps à perdre avec ces idiots…
Il se détourne et se lance à toutes pattes pour rejoindre sa bande qui retourne frénétiquement les cailloux en lisière d’océan, à la recherche de nourriture.
Au fond de l’eau, les deux poissons, percevant les échanges moqueurs, ralentissent la cadence. Ils se regardent, hésitants.
– Tu crois qu’ils ont raison ? Cela ne sert à rien ?
La crevette bondit jusqu’à eux en agitant les pattes.
– Mais si, continuez ! Regardez ce que vous avez fait, c’est super, le rocher a beaucoup plus d’allure depuis votre passage ! Ne vous laissez pas décourager par une poignée d’aigris prétentieux, ne les écoutez pas. D’autres sauront apprécier votre travail, j’en suis certaine !
Au bord du trou, les voix continuent, leurs ondes sonores traversant la surface.
– Ridicules ! Ils sont complètement ridicules !
– Si de si petites bêtes pouvaient être utiles à quelque chose, ça se saurait !
– Je n’ai jamais rien vu d’aussi grotesque.
Les deux poissons s’éloignent de la paroi, leur enthousiasme douché.
– Non, n’abandonnez pas ! lance la crevette.
– Bah, ils ont raison, ce que l’on fait ne sert à rien. Mieux vaut nous reposer en attentant la marée.
Ils disparaissent dans une anfractuosité.
Dehors, le petit bigorneau continue d’avancer. Il gratte et gratte encore, laissant derrière lui une surface propre et luisante.
Je suis Laouen, le petit bigorneau,
Toute la journée je nettoie mon rocher,
Ah ça c’est sûr, je ne suis pas bien gros,
Mais mon travail me plaît et il fait ma fierté
Les animaux cessent de le railler. Ils se regardent, pensifs. Un goéland argenté venu assister à la scène, intrigué par l’attroupement inhabituel, traduit en quelques mots leur commune pensée :
– Mais comment fait-il, celui-ci, pour ne pas se décourager ?
Fixée à quelques pas de là, une huître dont le QI était à tort moqué, les considère du haut de son rocher et marmonne :
– En voilà une bande d’ignorants ! Ils ne savent même pas que les bigorneaux sont sourds…
Un grand silence se fait, uniquement ponctué par le bruit des vagues. Les animaux se tiennent immobiles, les yeux baissés vers le sol, un peu gênés. Sans rien ajouter, le goéland s’envole. Le crabe file se cacher sous un galet. La patelle se recolle hermétiquement, rien ne pourra plus la faire bouger. La mouette secoue ses plumes et s’éloigne, tête basse. Seule la crevette, tout près de la surface, reste à contempler le petit bigorneau. Même en ayant compris qu’il ne l’entendait pas, elle ne pouvait s’empêcher de l’encourager :
– Vas-y, continue ! C’est très bien ce que tu fais !
*
Aaaaahhh ! Je pousse un cri ! Une vague plus forte que les autres vient de m’éclabousser ! Un peu désorientée, je regarde autour de moi. La marée est bien montée ! Mais… ces voix ? Je me frotte les yeux. J’ai dû rêver… Je me lève, masse mes muscles endormis. Le trou d’eau est maintenant complètement recouvert par la mer. Ni crabe, ni poissons, ni crevette. Je discerne encore avec difficulté une anémone qui ondule au rythme du courant. Je souris tandis que l’écho des voix oniriques se brouille dans ma tête. Je ramasse mon coussin et m’approche tout au bord de l’eau pour inspirer une dernière fois l’air iodé avant de rentrer. Mais ! Là ! Oui, juste là ! N’est-ce pas un petit bigorneau que je vois flotter, en route pour un nouveau rocher ? Est-ce le vent que j’entends ? Ou bien plutôt un chant ?
Je suis Laouen, le petit bigorneau,
Toute la journée je nettoie mon rocher,
Ah ça c’est sûr, je ne suis pas bien gros,
Mais mon travail me plaît et il fait ma fierté !
Il n’est pas impossible que l’on se moque de moi
Que certains fassent tout pour me décourager
Par chance je suis sourd, je ne les entends pas
À la prochaine marée, je recommencerai !
Je souris à l’océan qui recèle tant de sagesse et m’éloigne le cœur léger, non sans m’être fait une promesse : plus jamais, non, plus jamais, je ne me laisserai décourager par les voix contraires !
[i] Laouen signifie « heureux » en breton.
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