Chaque année à cette époque, Librinova propose un concours de nouvelles. Cette année, le thème était proposé par Bernard Minier. Il s’agissait d’écrire un texte de 16000 signes maximum commençant par la phrase « Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles ». J’ai fermé les yeux, j’ai vu le bateau et j’ai laissé mes pensées dériver. Elles m’ont tout d’abord conduite vers une nouvelle que Michel Bussi a écrite pour le petit recueil « 13 à table » édité chaque année depuis 10 ans au profit des Restos du coeur que j’avais lue peu de temps auparavant. Puis un rythme est venu s’en mêler et des mots de BigFlo & Oli sont remontés. Pourtant je les avais bien cachés parce qu’à chaque fois ils me font pleurer. Je vous laisse découvrir l’histoire et les mots que ce méli-mélo m’a inspirés. Ah oui, quel son des frères toulousains ? Je vous le dirai, mais seulement à la fin…

Pleine lune, le bateau se balançait sous les étoiles. Aussi soudainement qu’il s’était levé, le vent était tombé. Ils avaient été sacrément secoués mais au moins les rafales avaient chassé au loin les nuages lourds de pluie. Les paquets d’eau salée projetés par la mer creusée les avaient suffisamment mouillés. Tenue en éveil ces dernières heures par la peur de chavirer, Lila sentait maintenant son corps se détendre. Serrant contre elle le manteau de grosse laine jaune délavé hérité de sa grand-mère, elle tentait de se maintenir assise, adossée à la cabine du petit chalutier. L’odeur de poisson était bien présente même si cette nuit il n’était pas question de mettre à l’eau les filets. Inexorablement son menton se rapprochait de sa poitrine. Les conversations des passagers serrés les uns contre les autres le long du bastingage devenaient confuses. L’air frais de la nuit glissait dans son cou, s’enroulait autour de ses poignets, s’infiltrait le long de ses avant-bras. Ses lèvres étaient sèches et ses cheveux collés par le sel. Malgré tout, malgré elle, ses yeux se fermaient. Les images des jours passés commencèrent leur défilé sur l’écran noir de ses paupières closes.

Comme tous les jours, je mange à la cantine. Poulet et pommes de terre sautées. La prof nous a encore lâchés en retard, et bien sûr, il n’y a plus de gâteau au miel. Toujours la même histoire. Je pose mon plateau au bout d’une longue table. Le bruit est infernal. Chamailleries, moqueries, rires en cascade, ma voisine pourtant toute proche ne m’entend pas. Je voudrais bien lui raconter comment Lyam m’a effleuré la main hier pendant le cours de dessin ! Je ne peux pas lui hurler ça, quand même. Les surveillants essayent bien de ramener un peu d’ordre, mais ça ne marche pas terrible. Faut dire que Ryan avec ses yeux de biche, il n’est pas très impressionnant. La sonnerie de reprise des cours retentit. Les chaises raclent le sol. Je range mon plateau et rejoins mon rang dans la cour. Quelques plaisanteries volent d’une rangée à l’autre, des rires étouffés me parviennent. Les minutes passent. Bizarre, aucun professeur n’arrive pour chercher sa classe. Plus de vingt minutes de retard. Qu’est-ce qui se passe ? Une récré prolongée ? Une épidémie en salle des profs ? Et s’ils ne venaient pas ? Le volume sonore commence à remonter. Certains se réjouissent déjà à la perspective de quelques heures de liberté. Tout à coup un bruit énorme déchire le ciel. Je lève les yeux. Un hélicoptère noir cache le soleil. Il s’immobilise un instant puis son nez bascule vers l’avant, le bruit repart plus fort encore et il s’éloigne rapidement. Dans le silence qui suit le fracas, les talons des mocassins du proviseur claquent sur l’escalier qui descend de son bureau. Une boule se forme au creux de mon ventre. Lui d’habitude si droit et si fier se tient légèrement voûté. Il est pâle et maintenant qu’il est plus près, je vois nettement la sueur briller sur ses tempes. Il s’immobilise face à nous et frappe dans ses mains.

— Les enfants ! Votre attention s’il vous plaît.

Les enfants. Jamais on ne nous appelle comme ça dans l’enceinte de l’école. Pas depuis qu’on a quitté les petites classes.

— Il s’est passé quelque chose de grave au sein du gouvernement de notre pays. Nous n’allons pas pouvoir faire cours cet après-midi. Et sans doute pas demain. Pour votre sécurité, nous vous demandons de rentrer chez vous dès maintenant. Pour ceux qui n’ont pas l’autorisation de quitter seuls l’établissement, nous avons contacté vos familles. Vous attendrez près du local à vélos qu’on vienne vous chercher. Les autres, partez tout de suite et si possible en groupe. Rentrez directement à votre domicile. Ne traînez pas dans les rues.

Sa voix se brisa. Il toussota plusieurs fois. Les jointures de ses mains étaient blanches tant il les tordait.

— Allez, les enfants. Prenez soin de vous et de vos proches. À bientôt.

J’ai rêvé ou il a murmuré « je l’espère » ?

Je file retrouver ma grande sœur près du local à vélo.

— Sofia, tu sais ce qui s’est passé ?

— Paraît que des rebelles veulent s’emparer du pouvoir et ont tenté d’assassiner le président.

— Il est mort ?

— Sais pas. Viens, faut qu’on rentre. Vite.

On enfourche nos bicyclettes. À cette heure, la circulation aurait dû être calme, mais c’est un vrai capharnaüm. Les motos trop nombreuses se faufilent comme elles peuvent entre les voitures. Des piétons traversent n’importe où en tirant derrière eux de jeunes enfants braillards. Certains ont la mine grave, d’autres semblent perdus, d’autres encore à la limite de la crise de nerfs. Les klaxons me font sursauter. Soudain, je pense à Lyam. Je n’ai pas pu lui dire au revoir.

Une volée d’écume s’écrasa sur sa joue. Elle sentit une douce chaleur se répandre sous son menton. Les notes de jasmin du parfum de sa mère titillèrent un instant ses narines. Quelqu’un venait de lui enrouler son écharpe autour du cou. Sa mère… Ses paupières battirent un instant puis se refermèrent.

Quelques nuits plus tard. Je marche sur un chemin caillouteux, les yeux rivés au sol pour éviter les trous. Maman a dit qu’elles ne pouvaient pas emprunter la grande route. Trop dangereux, elles risqueraient de se faire prendre. Je pense à Papa. Il nous a aidées à faire quelques bagages, rejetant systématiquement les trucs inutiles. J’ai quand même réussi à cacher Doudou au fond de mon sac à dos. La nuit, on est sortis de la maison tous les quatre sans faire de bruit. On a fait des détours dans le quartier, puis dans un autre, jusqu’à arriver à la limite de la ville. Alors Papa nous a serrées fort, Maman, Sofia et moi. Il m’a embrassée sur la tête. C’est là que j’ai compris : il ne viendrait pas avec nous. Il fallait qu’il reste. Qu’il défende son pays. Qu’il se batte pour nous ayons un avenir. C’est ce qu’il a dit. Je me suis cramponnée à sa main. « Ne pleure pas, sois forte ». Il s’est penché et m’a caressé la joue. « Va, ne te retourne pas ». Puis il s’est redressé et a été presque immédiatement absorbé par l’obscurité.

Soudain, devant moi, sur le chemin, Maman tend le bras pour nous arrêter. Des voix claquent dans la nuit. Des commandements secs. Des bruits de pas. Pas d’arbre autour. Pas de talus ou de fossé. Je regarde partout, affolée. Sans bruit, Maman désigne une petite construction. Une bergerie peut-être. Ou un transformateur électrique.

— Là-bas. Courez !

Sofia s’élance. Je la suis. Maman ferme la marche. Mon cœur fait un boucan d’enfer. Puis, derrière moi, un bruit sourd, un cri étouffé. Je m’arrête net. Maman est tombée. On essaye de la relever. Elle gémit à chaque fois qu’on tente de la bouger. Alors Maman fouille dans sa poche et tend une épaisse enveloppe à Sofia.

— Emmène ta sœur à cette adresse. Ils vous diront quoi faire ensuite !

— Non, Maman, viens !

— Allez ! Vite !

— Non !

— Courez ! Sans vous retourner !

Sofia saisit ma main et m’entraîne dans l’obscurité faiblissante. On se laisse tomber derrière le cube de béton et on s’adosse au mur froid. Mes poumons brûlent. À quelques pas, des cris. Le claquement d’un fouet. Ou d’une arme. Ça fait combien de temps qu’on est assises là sans bouger ?

Le moteur du petit chalutier s’arrêta. Un grand silence s’abattit sur la mer calme et noire.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Chut. Ne t’inquiète pas. Le capitaine a aperçu un bateau au loin. Mieux vaut ne pas faire de bruit le temps qu’il s’éloigne. Rendors-toi… Là… Chut…

Voilà, c’est là, enfin je crois. On est arrivées à l’adresse indiquée sur l’enveloppe. Quand Sofia l’avait ouverte il y a quelques jours, j’avais vu qu’elle contenait beaucoup de billets. Et une lettre. Une lettre de Papa. Le jour se lève. Derrière la petite maison ocre, un champ planté d’oliviers descend jusqu’à la mer. L’étendue bleu sombre accroche les premières lueurs du soleil. Quelques palmiers se courbent doucement dans la brise matinale au bord d’une petite plage parsemée de rochers encore presque noirs. Le cri d’un oiseau marin rompt brièvement le silence. Je prends la main de Sofia. Je me sens plus légère. J’ai l’impression d’être sauvée. Pour un instant. Pour un instant seulement.

La porte s’ouvre à la volée.

— Vite ! Vite ! Entrez ! Faut pas qu’on vous voie ! Vous n’êtes que deux ?

Sofia raconte Maman à un homme petit à la peau tannée. Il fait de grands gestes impatients. Pas de temps à perdre. Sofia lui tend l’enveloppe. Je le regarde compter.

— Asseyez-vous. Faut manger.

Du pain, du lait, du gras, il dit qu’il faut que ça tienne au corps. Il nous conduit dans une petite pièce où plusieurs matelas sont posés à même le sol.

— Reposez-vous. Vous partirez quand la nuit commencera à tomber.

Je regarde le plafond lézardé. J’ai un peu mal au ventre. Je pense à la maison. À la chambre avec ses lits superposés. Moi en haut, Sofia en bas. Pas si longtemps. Si loin pourtant…

Voilà, c’est l’heure. L’homme nous tend quelques fruits secs à glisser dans nos sacs à dos. Pour tenir. Encore un peu. La porte se referme derrière nous. Je n’y vois d’abord pas grand-chose, puis mes yeux s’acclimatent. En bas, près des rochers, un bateau attend. Un petit chalutier. Il faut juste descendre le champ d’oliviers. Sofia s’élance dans la pente. Les mottes de terre sont sèches et roulent sous les pieds. Je cours derrière elle. Soudain je vois sa cheville vriller. Elle tombe. En silence. Je me précipite, tente de la soulever. Plus bas, le moteur du bateau tousse plusieurs fois, il va démarrer.

— Vas-y ! Vite ! Laisse-moi, Lila.

— Non !

— Je prendrai le prochain bateau, t’inquiète pas.

— Je te laisse pas !

— C’est mieux comme ça, t’inquiète, tu me garderas le lit du bas ! Faut que t’y ailles. Maman te dirait ça.

Des voix basses mais pressantes montent de la plage.

— Va, Lila, rappelle-toi, ne te retourne pas.

Je regarde Sofia, le bateau, puis encore Sofia. Qui détourne la tête en me faisant signe de partir. Alors je serre fort mon sac et je cours à travers les rochers. Je saute in extremis sur la petite passerelle branlante qu’un homme baraqué s’apprête à retirer.

— Allez, dépêche-toi, petite ! Faut pas traîner là…

 

Le moteur s’était de nouveau arrêté. Au-dessus de sa tête, Lila vit un goéland tournoyer. Rêvait-elle encore ? Il lâcha un son criard. Elle s’ébroua. Non, elle ne rêvait pas. Ils devaient être proches d’une côte alors, non ? Un peu plus loin sur le pont, les passagers étaient accroupis en cercle. La mine grave. Un grésillement parvint à ses oreilles. Elle s’approcha. Entendit une voix un peu métallique semblant venir de loin. Elle savait que ceux qui possédaient un téléphone portable avaient dû l’éteindre. Ne pas être repérés. Il en allait de leur survie. D’où venait la voix ? « …semaines que les rebelles ont pris le pouvoir… » « …se sont jetés sur les routes… ». Le bruit de l’eau, le vent, les cris des goélands ne lui laissaient percevoir que des bribes de ce qui paraissait être un bulletin d’information. « …les ponts ont été sabotés… » « …plus possible de franchir… » « …exécutions sur la place… » « …frontières fermées… ».

— Qu’est-ce qu’il y a ?

D’un regard noir, un homme à la barbe fournie lui intima le silence. « …nombreux naufrages… » « …embarcations de fortune… » « …par milliers fuient le pays… » « …trop tard… ». À côté d’elle, une vieille femme pleurait. En silence. Le capitaine avait quitté son poste et s’appuyait lourdement sur le large coffre flanqué d’une croix rouge destiné aux équipements de sécurité. Un peu à l’écart, un petit garçon assis en tailleur se racontait des histoires en faisant voler devant ses yeux une coquille de palourde vide sans doute ramassée sur le sable avant d’embarquer.

Un bip retentit dans la cabine du petit bateau de pêche. Le capitaine se redressa et regagna son poste de pilotage en quelques enjambées.

— Ça y est, on voit la côte !

Tous se précipitèrent à tribord. Le bateau se mit à gîter et accrocha la crête d’une vague. Le capitaine donna un coup de barre et ils se retrouvèrent projetés au sol, pêle-mêle.

— On se calme ! On est presque arrivé, pas le moment de chavirer !

L’homme barbu se releva et fit un signe d’apaisement en écartant les bras.

— Vous avez entendu la radio ? Les naufrages ! Plein des nôtres gisent au fond de la mer à présent. Et pas moyen de faire demi-tour. Alors on reste tranquille !

Le capitaine se tourna de nouveau vers le pont :

— Silence ! Combien de fois il va falloir que je vous le dise ? Momo moins fort et fais-les taire !

Chacun se rassit tant bien que mal, à même le pont ou sur les caisses à poissons vides. Le bateau avait retrouvé sa stabilité. On n’entendait plus que le ronronnement du moteur. Lila serrait Doudou contre elle, frottant machinalement la cicatrice qui barrait son cou, là où Maman l’avait raccommodé, tout en fixant le capitaine. Armé de jumelles, il balayait la côte des yeux. Du moins le supposait-elle, elle ne voyait rien, seulement ses compagnons de voyage et les étoiles. Il fit un signe au dénommé Momo qui le rejoint. Le capitaine désigna un point devant lui. Ils échangèrent quelques mots à voix basse. Momo revint vers le groupe.

— La plage est en vue. On a repéré les lumières placées sur le sable pour nous indiquer où débarquer. Il faut vous préparer. On utilisera l’échelle arrière. Retirez vos chaussures, il faudra marcher dans l’eau. Compris ?

Un murmure et des hochements de têtes indiquèrent que les consignes avaient été reçues.

Lila resserra son écharpe autour de son cou, ramassa son sac et y glissa Doudou. Elle dénoua les lacets de ses tennis crasseuses, les attacha ensemble et les plaça de part et d’autre de sa nuque. Elle remonta ses cheveux et les noua avec une ficelle bleue trouvée sur le pont, puis roula le bas de son pantalon sur ses mollets. Le bateau ralentit jusqu’à pratiquement s’arrêter. Le capitaine courut vers l’arrière et manœuvra l’ancre. Momo enjamba le bastingage et disparut. Un plouf discret se fit entendre, suivi d’un chuchotement.

— Au suivant !

Une procession s’organisa sur le bateau. Sur un signe de la vieille femme aperçue plus tôt, Lila prit place dans la file. Elle serrait son écharpe. Elle tremblait. Elle aurait dû garder Doudou avec elle. Elle descendit l’échelle à son tour. L’eau lui enserra les chevilles et remonta jusqu’à l’arrière de ses genoux. Elle vit alors la plage, le sable qui brillait faiblement sous la lune et les flammes vacillantes de lanternes posées un peu à droite. La colonne humaine avançait dans cette direction dans un discret clapotis. Lila suivit. L’eau devint rapidement moins profonde, l’écume portée par les vaguelettes pétillantes lui chatouillait la peau. Elle se rapprocha du groupe qui s’était formé autour du capitaine. Celui-ci ramassa une lanterne, la leva et la fit osciller doucement au-dessus de sa tête. Un signal sans doute. Un bruissement se fit entendre du côté des taillis qui bordaient le haut de la bande de sable.

— C’est bon, notre contact est là. Il va arriver.

Tous les visages étaient tournés vers les buissons désignés par le capitaine. La lune projetait des ombres mouvantes sur les figures remplies d’espoir. Soudain un rugissement s’éleva. Une horde dévala la faible pente menant au rivage. Des animaux ? Lila plissa les yeux. Non, des hommes. Ils avançaient à vive allure en criant. Lila les discernait mieux à mesure qu’ils approchaient. Alors elle croisa leurs regards haineux. Alors elle vit les poings et les bâtons qu’ils brandissaient. Alors elle entendit les mots qu’ils criaient. « Stop à l’immigration ! ». « Pas de ça chez nous ! ». « Rentrez chez vous ! ». [1] 

Lila repensa à la petite maison des Yvelines où elle avait été heureuse avec Papa, Maman et Sofia. Elle revit le champ près d’Orléans où Maman était tombée. Les panneaux des villes qu’il avait fallu contourner : Bourges, Clermont-Ferrand, et même Saint-Chély-d’Apcher où Mamie Zette était née. Elle se rappela la petite maison au-dessus de la plage non loin de Montpellier où elle avait passé la nuit avant d’embarquer. Alors elle s’assit sur le sable encore froid de la nuit, ouvrit son sac, sortit Doudou, et pour la première fois depuis que son monde avait basculé, elle se mit à pleurer.

 

Chalutier sous la lune

 

 

[1] « Rentrez chez vous ! » – BigFlo & Oli – 2018

 

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