Il fait un peu frais ce matin. On dirait bien qu’il va pleuvoir. Heureusement j’ai trouvé à garer ma voiture pas loin, sur les places à durée limitée. Il faut que je me dépêche avant que la lumière ne s’allume pour signaler un dépassement de temps. Je remonte l’allée. J’aime bien le marché de Neuilly-Plaisance [1]. Il y a une bonne ambiance. Et puis on est à l’abri. Les commerçants s’interpellent d’un étal à l’autre. Les clients déambulent entre les fruits et les légumes, certains pressés, d’autres nonchalants. Mon panier est presque plein, il me manque les fruits. Je vois la boutique, là-haut, tout au bout de l’allée. Là-haut. C’est vrai, je n’avais jamais fait vraiment attention, mais il est en pente ce marché. Pas beaucoup, un peu. Mais je sens l’inclinaison dans mes jambes. Je regarde les fruits. Les premières pêches sont là ! Et aussi leurs cousines les nectarines…

  • « Bonjour Madame. Qu’est-ce que je vous sers ? »
  • « Je voudrais des pêches… Mais je ne sais plus, il y en a un qui préfère les blanches, l’autre les jaunes, mais lequel ? Mettez m’en trois de chaque, s’il vous plaît. »
  • « Ah oui, c’est comme ça avec les petits-enfants, pas facile de retenir les goûts de chacun ! »

Je souris, j’acquiesce et paie mon dû. La phrase tourne dans ma tête. « Les petits-enfants… ». En fait, je parlais de mes enfants. Qu’est-ce qui a pu lui faire penser que j’avais des petits-enfants ? Certes, mon aîné a vingt ans, que le temps passe vite, Madame hier encore il était si petit… Mais quand même… La voiture est toute proche, la lumière ne clignote pas encore, j’enfourne mon panier à l’arrière et je démarre.

Voilà, j’ai couvert le petit kilomètre qui me séparait de chez moi. Tiens, c’est vrai, avant j’allais au marché à pied. Mais bon, ce n’est pas très plat Neuilly-Plaisance. Et puis je n’ai pas vraiment le temps. Il faut que je… Que je quoi ? Je ne sais plus. Pourtant, j’en suis certaine, j’avais une chose importante à faire. Bah, ça me reviendra…

En vidant mon panier je repense à la commerçante et aux petits-enfants. Je me dirige vers la salle de bain. J’appuie sur l’interrupteur. La lumière un peu blafarde m’éblouit un instant. Je m’approche. Je vois d’abord ces deux rides de part et d’autre de la bouche. Des rides d’expression, rien de plus. Puis celles du lion, entre les yeux, pas si marquées, mais étaient-elles là il y a seulement un an ? J’observe mes lèvres. Elles tombent un peu de chaque côté. Je passe le bout de mes doigts sur mes joues. Un peu rêches, un peu ternes. Rien à voir avec la peau des pêches que je viens de sortir du panier. Je laisse courir mes doigts et soulève les cheveux de mes tempes. Des fils blancs. Nombreux. Je n’y avais jamais prêté attention. Je m’éloigne un peu du miroir. Ma silhouette s’est alourdie. Elle a raison, cette femme, je suis vieille…

*

Le temps a passé et avec lui la saison des pêches. Le raisin et les châtaignes envahissent les étals du marché. Les citrouilles montrent leurs dents. Je traîne mon chariot à roulettes derrière moi, et, accrochée à lui, une sombre lassitude. Je repense à cette frénésie qui m’a prise à l’entrée de l’été : j’ai épluché les journaux féminins sans relâche pour découvrir tout ce que je pourrais dresser entre moi et la vieillesse. J’ai acheté des crèmes, de jour, de nuit, pour le visage, les yeux, le cou, le ventre, des sérums, je me suis tartinée de masques de drôles de couleurs, je suis allée me faire masser, palper, rouler, j’ai acheté des gélules, des capsules, des tisanes, du thé, du café, des algues, un appareil à ressort pour les abdos, des électrodes qui me secouent le ventre, j’ai fui le soleil qui tannait ma peau, j’ai fui les fous-rires qui creusaient mes rides, j’ai fui les amis qui me voyaient me déliter. Je n’ai gardé que mon miroir. Mon miroir qui me criait chaque jour : « tu es vieille ! ». Je ne souris plus aux commerçants. En rentrant je n’aurai rien à faire. A quoi bon faire des projets, puisque la vie s’en va, je suis sur la pente descendante, je ne sers plus à rien, je suis moche et inutile…

L’hiver est là. Ça fait déjà un moment que le froid s’est installé. Les feuilles des arbres ne sont plus qu’un lointain souvenir, seules quelques épines de sapin gisent encore çà et là sur les trottoirs. Le médecin m’a dit de marcher davantage. J’ai mis mes bottes fourrées et mon écharpe mauve. Elle est douce, je l’aime bien. Je monte vers le plateau d’Avron. Mes bottes ne sont pas lourdes, mais la côte est rude. Je traîne un peu les pieds. Le ciel est bleu, l’air est vif. Me voilà au sommet. Je respire fort. Je sens mon cœur cogner dans ma poitrine. Je m’assieds sur un banc qui a un jour été peint en blanc. Un peu sur la gauche se dessine la silhouette d’un chapiteau. L’école de cirque.

Je ferme à demi les yeux. Le jaune, le blanc et le noir du chapiteau se fondent. Les contours deviennent un peu flous. Mes pensées flottent. J’entrevois cette masse, là, juste à gauche. N’est-ce pas une montagne ? Une montagne, avec le jaune des fleurs, le noir de la terre, le blanc de l’écume d’un torrent ? Je m’avance. Oui, c’est cela. Un sentier s’élève doucement, comme une invitation à progresser parmi les fleurs. Leur parfum est léger. Des abeilles volettent. J’entends le murmure d’un ruisseau. Je progresse lentement sur le chemin. Le sol est doux sous mes pieds. Au détour d’un lacet, je tends la main pour cueillir des mûres. Elles sont chaudes et sucrées. Je laisse la douceur de leur jus me ramener vers l’enfance, les cueillettes en bordure des champs, discrètement pour ne pas alerter les vaches énormes, et les gros bols débordants de fruits violets, presque noirs, que l’on noyait sous le sucre brillant. Après avoir traversé un bosquet de pins majestueux, les arbres se font plus rares. Je saisis du coin de l’œil la course furtive d’un lapin. J’aperçois le sommet. Le chant des oiseaux se fait discret, le silence est plus dense, la luminosité plus forte. Il me semble distinguer une forme là-haut, tout en haut.

Je continue ma progression sur le chemin, maintenant bordé de pierres entre lesquelles poussent des fougères. La forme se précise un peu. Une forme oblongue, dressée vers le ciel. Quelques pas. Rose, la forme est rose, d’un rose délicat, ourlé de blanc. J’y suis presque. Au creux d’un morceau de granit poli par le temps, un peu d’eau claire reflète le vaste ciel limpide. Et au milieu, délicatement posé, un lotus. Rose. Fermé. La pointe levée vers le ciel.

Je m’assieds dans l’herbe face à lui. Il me semble entendre une douce musique. Les pétales extérieurs commencent à s’ouvrir, en laissant apparaître d’autres jusque-là cachés aux regards. Je pose mes yeux sur cette nouvelle corolle qui chatoie maintenant au soleil. Et je me revois quelques années plus tôt. A cette époque où j’ai changé de métier pour me tourner davantage vers les autres. Je ressens le bonheur qui m’avait emplie alors, la sensation d’une petite libération intérieure. J’avais douté, j’avais travaillé, passé des nuits à étudier, à réfléchir, à chercher ma voie, et j’avais fait ce choix que je n’ai jamais regretté.

Le lotus s’ouvre encore un peu. Une nouvelle rangée de pétales se découvre, d’un rose tendre. Je me revois il y a plus longtemps, un jour où je dispensais une formation au sein de mon entreprise d’alors. Je me souviens l’angoisse au creux du ventre, la peur de mal faire, puis peu à peu le plaisir de transmettre et enfin la chaleur des remerciements.

Une nouvelle rangée apparaît. Me voilà avec mes enfants petits. Sur un tapis de jeu. Une boîte, des formes, des trous. Je leur parle, explique, montre. Mon esprit s’échappe. J’ai peut-être plus utile à faire, la cuisine, les courses, un dossier à terminer. Je reviens au jeu, et soudain la joie m’inonde quand la petite main place le rectangle dans le bon sens et qu’il disparaît dans la boîte. Le rire cristallin de l’enfant.

Le lotus s’ouvre encore. Les pétales sont plus petits, un peu plus foncés, magnifiques de symétrie et de velouté. Je me revois dans une file d’attente à l’université. C’est le jour des inscriptions. J’ai choisi ma voie. Voilà ce que je serai. Juste à patienter quelques heures pour atteindre le guichet où je pourrai déposer mon dossier. J’espère que j’ai bien tous les papiers…

D’autres pétales de nouveau. Je sens la main de ma mère qui me lâche. Elle me pousse légèrement en avant. Ma première rentrée des classes, un monde nouveau s’ouvre à moi. Tous ces enfants. J’ai un peu peur, j’essaye de retourner en arrière. Une dame inconnue me tend la main. J’hésite un peu. Une larme coule sur ma joue. Je fais un pas en arrière. La main accompagne mon mouvement. Je la prends timidement. Quelques pas en avant, je m’assieds sur le banc…

Je regarde la fleur ainsi s’ouvrir, me montrant doucement toutes les expériences qui ont fait ce que je suis maintenant. Tous ces choix, tous ces moments de doute, de douceur, de tendresse, ces connaissances acquises au fil du temps, ces rencontres qui m’ont façonnée, construite, élevée. Je me retourne. Du haut de la montagne j’embrasse le vaste horizon. Où que mon regard se porte, la vue est magnifique, la nature resplendissante. J’entends des mélodies joyeuses, des rires, des chants d’oiseaux, le bruissement des feuilles et la chanson de l’eau. Je regarde le sentier par lequel je suis montée. Mon chemin de vie. J’ai avancé dans les années. C’est vrai. Et je suis riche de tant d’expériences, de tant de souvenirs, de tant de bonheurs. Qu’est-ce que l’âge ? Peut-être la possibilité de transmettre ce que je sais. Peut-être aussi la possibilité d’apprendre encore. Et la capacité de profiter du moment présent, sans impatience, sans envie, sans regrets. Je me sens sereine, tranquille, apaisée…

*

Ma vision se brouille. Les bruits changent. Je sens un air frais, presque froid, soulever mes cheveux. Je perçois un mouvement près de moi. Je cligne plusieurs fois des yeux. Je tourne la tête. A côté de moi sur le banc se tient une jeune fille. Elle a les yeux rivés sur une tablette et soupire. Elle me regarde. « C’est le dernier jour pour saisir ses vœux dans APB [2], je ne sais pas quoi faire. J’ai très envie d’être journaliste, mais mes parents ne veulent pas. Trop de concurrence, pas assez de boulot. Pourtant ça me plairait de rencontrer des gens, de raconter leur histoire. Ils veulent que je continue dans les maths. J’en ai marre des maths moi. Mais peut-être que ce serait plus facile pour trouver un job plus tard. Je ne sais pas ». Je repense à ce choix. Ce moment où j’ai suivi le flot sans réfléchir à ce que je voulais vraiment. Je repense aussi à cette période plus tardive où j’ai changé de voie. Rien n’est écrit, rien n’est définitif. Peut-être pourrais-je la rassurer ? Peut-être pourrais-je essayer de lui faire prendre conscience de ce qu’elle veut au plus profond d’elle-même ? Mais qui suis-je pour me mêler de ça ? Une vieille sur un banc. Ou peut-être une femme d’expérience qui peut, sait-on jamais, lui enseigner quelque chose. Au fond, pourquoi pas… La conversation s’engage, les visions se partagent, les mots prennent du sens, l’avenir se dessine, la confiance nait. Son choix est fait.

Je regarde la jeune fille s’éloigner en direction du chapiteau. Elle a l’air légère. Je la regarde se pencher pour sentir une fleur. Tiens une fleur en hiver ? Jaune, lumineuse. Je me demande ce que c’est. Une fleur d’ajonc peut-être. Je la laisse à son chemin et entreprends ma descente. Entrainée par la pente, je me mets à courir comme une enfant. Je ris en tournant sur moi-même. Mon écharpe vole derrière moi. Tiens, le marché est encore ouvert ! Je choisis une belle pomme, rouge comme mes joues, brillante comme mes yeux, juteuse comme les mûres de mon enfance, et, qu’importe mon âge, qu’importe le temps, je croque dedans à pleines dents, avec la même ardeur que celle que je vais mettre à croquer la vie maintenant !

Lotus dessin

 

 

[1] Ce texte a été écrit pour le concours de nouvelles 2017 de la ville de Neuilly-Plaisance. Il s’agit d’une commune française de Seine Saint Denis, proche de Paris. Elle est située sur les pentes d’une colline appelée « le plateau d’Avron ». A son sommet s’élève un grand chapiteau jaune, noir et blanc, qui abrite une école de cirque.
[2] Plateforme internet permettant aux élèves d’exprimer leurs vœux d’orientation pour les études supérieures. Elle sera remplacée en 2018 par « Parcoursup ».

 

© Copyright Isabelle Roche – 2018 – Tous droits réservés
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