Si vous vous naviguez un peu sur les sites dédiés à l’écriture, vous aurez peut-être remarqué que les appels à manuscrits sont fréquents, avec des thèmes et des contraintes très variés, assortis de récompenses en tout genre. L’été est propice aux concours de nouvelles. Je suis tombée un peu par hasard sur celui émis par « Kobo writing life » qui proposait d’écrire un texte de n’importe quel style, sur n’importe quel sujet, pourvu qu’il contienne les mots « au fond de l’eau, j’irai nager » et comprenne entre 10000 et 15000 signes. Je me suis prêtée au jeu, et je vous livre ici le résultat. Une histoire de déménagement, de renoncement, d’instants partagés… à l’ombre du cerisier.

Allez, il faut que je me bouge un peu et que je termine ces cartons. Plus que les tiroirs de la commode à vider et les déménageurs pourront tout emporter. Ils arrivent en début d’après-midi. La route à faire n’est pas longue, je ne vais pas bien loin, je quitte juste la maison pour un petit appartement. C’est vrai qu’ici c’est bien trop grand. C’est ce que me répètent depuis quelques années les enfants. Vendre pour prendre plus petit… Oui, mais j’aime bien ici. Le cerisier qui trône au milieu du jardin projette son ombre sur le parquet de la chambre. Il faisait trente centimètres de haut quand on l’a planté… Ah comme j’aime m’asseoir sous son feuillage dense les chaudes journées d’été ! Une chaise, un bon livre, un verre d’eau… Enfin, comme j’aimais… Quelle est cette chanson qui s’insinue dans ma tête ? Non ! Pas cette histoire de murs et de toit de Bénabar, mes yeux vont encore piquer, brûler, couler. Et l’étiquette sur le carton ne sera plus lisible. Je serai bien là-bas, dans ce nouvel endroit. Tout le monde me le dit. Au boulot ! Il est temps.

Chaussettes, j’emmène. Écharpe, j’emmène. Nuisette. Non mais c’est quoi cette taille ? Je peine à croire qu’un jour je suis rentrée dedans. Je donne. Et qu’est-ce donc que ce truc bizarre ? Ah, un cadeau de fête des Mères. Je… Tu jettes, c’est petit là-bas ! Non, je ne peux quand même pas jeter ça ! Mais si ! Non ! Douleur. Je garde. Et dans ce tiroir ? De l’électronique en tout genre. Des câbles. Recyclage. Une DS. Recyclage. Un Palm. Aussi. Non, je n’y crois pas, un Bi-Bop ! Si ça continue, je vais tomber sur un Minitel… Ah non, ça ne rentre pas. Recyclage tout ça… Le dernier tiroir est bien lourd. Plein de papiers. Tous ces trucs du boulot, inutiles. Je garde les bulletins de salaire, ça peut servir. À peine dix centimètres d’épaisseur, le maigre résumé de toute une vie d’activité. Dessous, une chemise bleue en carton souple ornée de cinq lettres tracées à la va-vite au marqueur noir : PERSO. Pas de doute, c’est moi qui ai écrit ça. Qu’ai-je bien pu ranger là-dedans ? Tandis que j’extirpe l’épais dossier de son fond de tiroir, l’idée ayant peut-être été de l’y cacher, je ne saurais le dire, une feuille pliée en deux s’échappe et tombe sur le sol un peu usé.

Le papier est jauni. Je déplie le feuillet. Je reconnais ma façon d’écrire d’avant que je ne sache plus le faire autrement qu’à travers un clavier. Écriture fine, serrée, montant légèrement vers la droite. Signe d’optimisme m’a-t-on dit un jour ! Vraiment ? Une date. Voyons… J’avais vingt-trois ans ! Première ligne : « J’achèterai une maison avec plein de fenêtres et un grand jardin au milieu duquel s’élèvera un Ginkgo biloba de trente mètres ». Deuxième ligne : « Pendant l’été indien canadien, j’irai voguer au pied des chutes du Niagara ». Troisième ligne : « J’irai à Bora Bora, et au fond de l’eau, j’irai nager avec les poissons-clowns et admirer les coraux ». Ça y est, je me souviens ! Une des premières formations que j’ai suivie au boulot. Avant que le terme de « développement personnel » ne fleurisse à chaque coin d’étagère de librairie, avant qu’on ne se mette à jurer que par les « soft skills ». Pas tout à fait une formation d’ailleurs, deux jours d’échange, d’écoute, de réflexion. Là-bas, dans un hôtel à Bénodet. Une orgie de langoustines et quelques moments volés pour marcher pieds nus sur le sable de la grande plage du Trez.

« Listez les choses que vous voulez absolument faire avant de mourir », telle était la consigne qui présida à l’établissement de cette liste, c’est clair dans mon esprit maintenant. Ce jour-là, la fenêtre était ouverte, une bonne odeur de brioche et de beurre frais flottait dans l’air. De temps à autre un goéland jetait un cri strident. Dans la lumière douce du soleil matinal filtrée par les immenses pins, je suçotais mon stylo en pensant aux années à venir, toutes ces pages blanches à remplir, comme un livre plein de promesses, bien trop gros pour que je puisse en voir la fin. Quel délice ! J’ai lu quelque part que c’est la mode d’établir ce genre de liste. C’est « tendance » devrais-je plutôt dire. Le marketing s’est emparé de l’idée. Carnets, fiches, listes d’idées… Ça a un nom, il paraît : « bucket list », en bon français. J’ai même vu des posters à gratter. Plus besoin de réfléchir, de se questionner, de creuser au fond de soi, ce que vous devez faire de votre vie est écrit là, prémâché ! Quel dommage ! Encore maintenant je ressens le plaisir que j’avais eu à explorer les possibles, à écouter comment chaque idée résonnait au fond de mon ventre, à choisir, à trier… à rêver…

Tiens, voyons un peu… Les chutes du Niagara. Oui, j’y suis allée ! Bon, j’ai raté de quelques semaines l’été indien. Ben oui, c’est bien gentil l’été indien, mais avec des enfants scolarisés, pas facile de bien viser ! Je me rappelle l’arrivée à proximité des chutes. Un parking géant, une grande roue, un grand huit, un train fantôme, un Hard Rock Café, de la poussière et du béton. Las Vegas côté canadien ! Puis le bruit. De plus en plus assourdissant. Naviguer à leur pied ? Oui, embarquée dans la masse de touristes, tous affublés d’un poncho rouge vif, souriant béatement jusqu’à ce qu’à cause du froid les dents se mettent à claquer. Un site grandiose… mais sans doute très différent de ce que j’avais imaginé en couchant les mots sur le papier !

Quoi d’autre ? Bora Bora, ça non, je n’y suis pas allée. J’ai bien fait un peu de plongée mais dans une fosse carrelée à… Gennevilliers. Dixième ligne : « À la fin de l’hiver, je ferai une balade en gondole à Venise puis, pour me réchauffer, j’irai boire un chocolat chaud au café Florian ». Ce n’était pas la fin de l’hiver, mais qu’est-ce que c’était beau ! Quatorzième ligne : « J’irai en Allemagne, juste pour rouler vite sur l’autoroute dans mon Alpine Renault ». Euh… J’avais oublié ce fantasme de l’Alpine Renault ! Et sur le périph, je ne roule pas très vite dans ma Dacia Sandero. Dix-huitième ligne : « J’apprendrai à jouer du violon ». Ah ça, j’ai bien essayé… J’ai même réussi à jouer « À la claire fontaine » ! Passons… « J’écrirai un livre qui restera six mois en tête des ventes ». Ah oui, j’ai écrit un livre… et en ai vendu moins de cent. « Je créerai un blog et j’aurai plein d’abonnés ». Idem. « Je prendrai l’Hurtigruten jusqu’aux îles Lofoten et admirerai une aurore boréale emmitouflée dans une parka camel en plume d’oie ». « Je monterai au sommet de l’Annapurna pour voir le monde tout petit en bas ». « J’irai au Japon et me promènerai dans les champs de cerisiers en fleurs ». Pas fait, pas fait, pas fait. « J’aurai un chalet à la montagne avec une cheminée géante et des rideaux rouges aux fenêtres ». Non plus.

Mes yeux se posent de nouveau sur la première ligne. La maison, oui, je l’ai achetée. Bon, elle n’est pas immense et les fenêtres sont plutôt étroites. Et les plus grandes ouvrent sur le nord. Ce qui ma foi n’est pas si mal quand l’été est chaud. Le jardin… je jette un coup d’œil pour vérifier… pas de Ginkgo biloba mais quand même ce beau cerisier qui nourrit abondamment les merles au printemps. Mais je l’ai aimée, cette maison. Avec ses murs fissurés par endroits, son carrelage trop glissant, ses fuites d’eau et ses volets grinçants. Je l’ai surtout aimée pour tous les rires d’enfants, pour les odeurs de gâteaux fabriqués à huit mains, les ballons accrochés à la porte les jours d’anniversaire, les séances télé serrés dans le canapé à tenter de résoudre les énigmes du gardien sans âge d’un fort charentais, les soirées à tenter de se rassurer les veilles d’examens, les feux dans la cheminée et ma main dans ta main.

Assise là, sur le parquet de la chambre, devant la commode aux tiroirs béants, je m’interroge. Est-ce que le bonheur aurait été plus grand si j’avais eu ces choses dont je rêvais à vingt ans ? Eu cette voiture rapide, dormi dans ces palaces, mangé dans ces grands restaurants ? Vu mon nom couché dans des colonnes de journaux ? Si j’avais parcouru le monde, vu toutes ces contrées lointaines ? J’en ai vu certaines. Avec joie. Mais je me souviens du retour : « la prochaine fois, on fait quoi ? ». Envie d’encore, envie de plus, de plus beau, de plus loin, de plus grand.

Voyons, si je devais faire une liste maintenant, que pourrais-je y écrire ? En premier lieu être capable de me réjouir de ce qui est là. Éteindre le désir de posséder davantage, les tentations futiles qui à peine assouvies en appelleront d’autres en un cycle infini. Et puis aussi avoir l’occasion de converser chaque jour avec quelqu’un, connu ou inconnu, juste vivre un échange, même si ce ne sont que trois mots, plonger dans un regard, même si c’est pour parler de la météo. Pouvoir passer au moins une heure par jour sans aucune douleur. Conserver de bons yeux pour pouvoir m’échapper dans les livres, me nourrir de ces mots qui font voyager, dans des mondes inconnus, merveilleux, terrifiants, ou au creux des pensées, au cœur des sentiments. Et faire que ces yeux-là voient en toute occasion le bon côté des choses, et quand ils l’ont trouvé, savoir le montrer pour aider cet autre à la vue occultée. Et bien sûr avoir de vos nouvelles, vous si chers à mon cœur, savoir que pour vous la vie est belle, que vous êtes heureux et en pleine santé. Oui, cela fera mon bonheur.

Paupières brûlantes, clignement d’yeux, jambes engourdies. Treize heures déjà ! Tant pis, je n’aurai pas le temps de déjeuner. Je referme la chemise bleue cartonnée et la glisse avec les affaires à garder. Encore quelques bricoles, je jette, je donne, je garde. Voilà, le carton est fermé. Un dernier regard par la fenêtre. Les feuilles du cerisier sont tombées. Sans doute que si j’allais voir de plus près, je verrais les bourgeons annonciateurs de la prochaine année. Et j’entendrais le merle d’impatience piétiner. Non, ça ne piétine pas, un merle, arrête de dire des bêtises, et va donc te préparer !

Je traîne le carton un peu lourd et le pose près des autres qui attendent dans l’entrée. Le tas des affaires à donner ou à jeter est plutôt imposant. Je suis contente de moi. Je ne pensais pas arriver à me séparer de tant de choses. Mais l’idée que beaucoup vont connaître une nouvelle vie me réjouit. Et je me sens un peu plus légère. Je m’imagine en voilier, une des deux amarres tout juste détachée, prête à prendre le vent. Mais soudain la solitude du marin de course au large me saute à la figure. Je me rends compte que depuis ce matin je parle à voix haute aux murs et aux objets. Au cerisier, au merle et même aux cartons. Allez, voir le bon côté des choses, j’ai dit. Aller de l’avant. Voyons… Mon manteau, mon sac, mes clés…

Drrriiiiiiiiiinnnngggg ! Tiens, les déménageurs ont un peu d’avance. Entrez, c’est ouvert !

« Surrrrrrpriiiiiiiiise ! » La porte s’ouvre en grand. Deux gros paniers, une nappe à carreaux, des plats, des sacs, des boîtes, des bouteilles, des verres, un énorme gâteau.

« On s’est dit que plutôt que regarder les déménageurs faire leur œuvre, on serait mieux à partager un bon repas ! À tous les coups tu n’as pas pris le temps de déjeuner ! Allez, viens, on va aller dans le jardin, il fait doux aujourd’hui. »

Mon fils me sourit. Il est si grand. Ma fille tente de contenir la fougue de deux petits enfants. Puis je vois des cousins, la voisine, mes amies, même celle-ci pas vue depuis au moins cinq ans, quelques vieux collègues du temps d’avant, et il me semble bien que ces deux-là, ils ont un jour été mes étudiants. Cette bande joyeuse traverse la maison. Sous le cerisier nu, les feuilles à peine tombées offrent un tapis moelleux. La nappe est étendue, les plats sont disposés, les verres se remplissent, s’entrechoquent et se vident.

« À ta nouvelle vie ! »

À la proue du voilier, le marin n’est plus solitaire et c’est en équipage qu’on tirera les prochaines bordées. Je l’avais bien dit, pas besoin de grand-chose, savoir profiter de ce qui nous est offert, savourer les échanges, voir sourire ceux qu’on aime, et surtout partager. Pas besoin de voyage, de compte en banque garni, du dernier gadget à la pointe de la technologie, de la robe à la mode, de gloire et de célébrité, ni même de l’ombre du cerisier. Fini le matériel, vive la liberté !

« Eeeeehhh ! » Un garçon échevelé traverse le petit carré de gazon mité. « T’as oublié de vider la boîte aux lettres, t’as du courrier ! » Il me tend une enveloppe. Je la retourne. Le nom et l’adresse d’un huissier. Oh la la, ça sent le problème. Et si je ne l’ouvrais pas ? Après tout, à quelques heures près, je n’habite plus là.

« Alors, tu l’ouvres ? » Le gamin impatient et fier de sa trouvaille me secoue le bras. « Je t’ai amené un couteau ! » Advienne que pourra. Je glisse la lame entre les deux épaisseurs de papier. Ce n’est plus si souvent qu’on ouvre du courrier.

« Madame, j’ai l’honneur de vous faire savoir que suite à votre participation bla bla bla après un tirage au sort effectué sous contrôle d’huissier bla bla bla, vous avez gagné un voyage de dix jours au Japon à la période qui vous conviendra. Vous séjournerez dans des hôtels comptant au moins quatre étoiles, sélectionnés avec soin. Vous aurez l’occasion au cours de votre séjour de dîner au restaurant Pierre Gagnaire – Tokyo et de visiter les grands lieux du pays. Pour en profiter, contactez au plus vite bla bla bla.

Veuillez agréer, Madame, et cætera. » 

Je lis encore une fois. Un voyage ? Voilà qui est tentant. Le Japon ? J’en rêvais à vingt ans. Vais-je laisser passer cela ? Oui, je sais, je sais, j’ai dit, pas besoin de… Mais… Mais regardez ! Oui vous ! Vous, là ! Vous qui êtes devant votre écran en train de lire. Vous pensez que je ne vous vois pas ? Allez, regardez, là ! Oui, là. C’est un voyage pour deux personnes. Alors vous en pensez quoi ? Vous venez avec moi ? Ou vous vous abstenez ? Mais surtout, dites-moi, savez-vous quand fleurissent les cerisiers ?

 

 

Branche ceriser 

 

 

© Copyright Isabelle Roche-Camus – 2022 – Tous droits réservés
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Vague océan

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