Et voilà… une fois encore, c’est le thème d’un concours de nouvelles qui m’a soufflé l’idée de ce texte ! Cette fois-ci, il ne s’agissait pas d’un incipit imposé, mais juste de deux mots : « Héritages invisibles ».
J’ai d’abord songé à la transmission des dons, repensant aux « rebouteux » qu’on allait — et qu’on va sans doute encore — consulter dans la campagne bretonne de mon enfance. Mais cela m’a semblé à la fois un peu trop évident, et trop éloigné de mon vécu pour en faire un texte authentique. J’ai ensuite pensé aux talents artistiques, lignées de musiciens, de peintres, mais là encore, pas d’expérience proche.
Tandis que je cherchais le bon sujet, les mains suspendues au-dessus du clavier, ma fille est entrée dans la pièce, le visage fermé. J’ai repoussé mon ordinateur et l’ai questionnée : le lendemain, elle devait présenter le dossier d’un court-métrage, réalisé à l’école, devant sa classe et un jury de trois professeurs. Elle était en panique. Alors j’ai repensé à l’angoisse lors de mes exposés au collège et au lycée. Notamment un sur Voltaire en classe de 4e face à cette professeure de français qui me terrorisait. Puis aux comités d’arbitrage au travail qui décidaient en quelques minutes du sort de projets qu’on avait mis des mois à monter. Et encore à mes nuits sans sommeil avant d’aller donner des cours à l’université.
J’ai vu comme un fil invisible tendu entre nos deux générations. Un fil que je n’avais pas su briser. Un fil solide comme peuvent l’être ceux des araignées.
Et de ce fil, j’ai tiré une histoire imaginaire… et je suis retournée à mon clavier…Bonne lecture !
Coup d’œil rapide à ma montre. 14 h 30. Il est temps que j’y aille. J’éteins mon ordinateur. Mon regard accroche la série de Post-it bien alignés sur sa gauche. « Appeler banque – renégo prêt », « Appeler Violaine – déjeuner », « Prendre rdv ophtalmo ». Combien de semaines qu’ils sont collés là ? À l’idée de prendre mon téléphone, mon estomac se contracte. J’imagine l’instant où quelqu’un décrochera, les questions qu’il me posera, mon cerveau mis sur pause, les mots se mélangeant dans ma bouche… Tant pis, je verrai ça plus tard.
Je ferme la porte et glisse la clé dans mon sac. Je regarde par-dessus la rambarde de l’escalier. Vide. Je descends les marches quatre à quatre. Si j’ai de la chance, je ne croiserai personne. Avec un soupçon d’appréhension, j’ouvre la boîte aux lettres. Je crains toujours que s’y tapissent des ennuis à venir. Rien. Je débouche dans la rue Émile Zola, tourne à gauche, longe la place Wilson. Au bout, dans l’axe, j’aperçois les flots calmes de la rade de Brest. Brest la blanche. La cité du Ponant. Un air de Miossec s’invite dans mes pensées. Mince, j’ai failli manquer la rue Saint-Yves où est garée ma voiture ! Tiens, Yves, le prénom de mon grand-père, disparu depuis de longues années. Quelques clichés sépia me viennent en mémoire. Lui et ma grand-mère assis sur l’appui de fenêtre de la maison basse aux volets bleus égayant la rudesse du granit. Moi jouant avec un chat dans la cour caillouteuse. Mémé arborant fièrement sa coiffe soigneusement amidonnée. Mémé… À son tour, elle nous a quittés. La maison est vendue, aujourd’hui je dois aller voir s’il y a des choses à récupérer.
Je démarre la voiture et descends la rampe abrupte du château en direction du port. Les mains sur le volant, je réfléchis à cette anxiété qui ne me lâche pas. À cette douleur diffuse en bas du ventre qui est presque toujours là. À ces tremblements incontrôlables. D’ailleurs, je songe à arrêter l’enseignement. Découvrir chaque année de nouveaux élèves, apprendre à les connaître, répondre à leurs questions, à leurs critiques aussi, ça me tord les tripes. On m’avait dit que ça passerait avec le temps. Pas pour moi ! Je ne suis pas normale, j’ai un truc qui ne va pas. Quand je pense à mon frère ! À l’aise dans toutes les situations. En famille, au boulot, sur les réseaux sociaux. Même sur scène quand il saisit un micro et se lance dans un slam improvisé ! Rien ne paraît le faire frémir. Pour sûr, il tient de mon père. Excités par les challenges, ne laissant pas le doute dans leur esprit s’immiscer. À se demander si on est de la même famille…
Depuis un bon moment, j’ai laissé derrière moi les haubans du majestueux pont de l’Iroise. Ce sont ceux de l’élégant pont de Térénez qui se profilent à présent. Dès l’Aulne franchi, les souvenirs d’enfance affluent. Une courbe dévoile le cimetière à bateaux où quelques navires de la Marine nationale attendent un hypothétique démantèlement. Je laisse à droite la route de la nouvelle abbaye de Landévennec et plonge en direction des ruines de l’ancienne, cet endroit fascinant où, enfants, on aimait se faire peur la nuit, cachés derrière les rochers à demi enfouis dans les fougères, enivrés par le parfum entêtant des ajoncs et des giroflées. Dans la ruelle en pente, donnant sur les eaux calmes du fin fond de la rade brestoise, la maison de pierres aux volets bleus n’a pas changé. Seules quelques herbes folles et la barrière un peu de guingois laissent deviner qu’elle n’est plus habitée.
Sitôt la porte franchie, la fraîcheur me saisit. L’odeur de cire et de vieux bois envahit mes narines. Je parcours des yeux la cuisine, sa vaste cheminée et ses rideaux de dentelle jaunie. Dans la salle à manger, la vaisselle a déjà été emballée et placée dans des cartons. Une partie des meubles a été démontée. Aujourd’hui, je dois m’occuper du grenier. L’escalier craque sous mes pas, me rappelant les nuits où j’essayais de m’y faufiler sans faire de bruit. Instinctivement, je ne prends pas appui sur la cinquième marche, celle dont j’ai toujours appréhendé le sinistre grincement. Arrivée à l’étage, je saisis la perche au bout de laquelle un vieux crochet rouillé permet d’ouvrir la trappe donnant sur les combles. Je déplie l’échelle et grimpe prudemment. Il fait beaucoup plus chaud ici. La poussière vole dans les fins rayons de lumière qui filtrent par les quelques trous d’aération. Elle m’assèche aussitôt la gorge. Je suis surprise de percevoir par-delà les années une odeur douceâtre de graines et de foin coupé. Dans un coin, un ancien rocking-chair aux coussins mités. Je crois encore entendre le couinement discret qu’il faisait quand mon chat préféré y sautait pour s’y lover. Un peu plus loin se dresse une armoire sans portes débordant de vieux papiers. J’extrais du rouleau que j’ai amené avec moi deux grands sacs-poubelle, un pour le recyclable, un pour le reste. Méthodiquement, étagère par étagère, je déplace des piles de magazines du siècle passé, Nous Deux, Point de Vue – Images du Monde, apercevant au passage des photos de princesses oubliées. Une fois terminé de dégager la partie gauche de la pièce, à demi courbée sous le toit, je me dirige de l’autre côté. Soudain, mon pied bute sur un objet que je n’ai pas vu dans la pénombre. Je me baisse. Une valise en simili cuir craquelé. Je m’agenouille et fais jouer le fermoir qui cède instantanément avec un « clac » sonore. Je sursaute. Un insecte aux longues antennes s’échappe précipitamment. À l’intérieur, des cahiers. Une poupée de chiffon aux cheveux de laine emmêlés. Un mouchoir brodé. Tout au fond, un carnet à la couverture verte un peu passée, fermé par un élastique. Je m’en empare, me relève et m’approche du trou en forme de cœur percé dans le volet de la lucarne pour mieux voir.
Je reconnais tout de suite l’écriture de ma mère. Je ne l’ai pas beaucoup connue, mais j’ai gardé quelques cartes postales que j’ai souvent caressées des yeux, tentant de faire surgir une image, une voix, un parfum. Dans le carnet, quelques esquisses, des photos collées. Des oncles aux moustaches imposantes, des acteurs aux sourires figés. Un trèfle à quatre feuilles. Et des notes prises de son écriture arrondie. Je tourne les pages. Soudain, un dessin m’interpelle. Un animal avec des dents disproportionnées. Un texte l’accompagne : « J’ai peur. Tout le temps. De tout. Peur de parler. Peur de me montrer. Peur de me tromper. Peur d’être ridicule. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur d’être malade. Peur de mourir. Même dans mes rêves, la peur est là. La plupart du temps, elle prend la forme d’un loup. Je vois briller ses yeux dans l’ombre d’une forêt. Des yeux rouges, perçants, menaçants. Maman ne parlait pas beaucoup. Surtout pas de la guerre. Une fois, une seule, elle a raconté les soldats entrés dans la maison. Son incapacité à bouger. La honte de ne pas s’être opposée. La peur pour ses enfants. Par un matin blême qui avait dû lui rappeler ces longs hivers d’occupation, elle m’avait fait une confidence : souvent elle rêvait d’un serpent. Tapi dans la cheminée, prêt à bondir. Les serpents… c’est ainsi qu’elle appelait les Allemands. »
Je referme le carnet et le glisse machinalement dans ma poche. Mes yeux brûlent, j’ai besoin d’air. Je descends rapidement l’échelle, puis l’escalier, et vais m’asseoir dans la vieille cour où picoraient autrefois les poules. Je pense à mes Post-it. Au téléphone si difficile à décrocher. À mes mains tremblantes quand je tourne la poignée de la salle de cours. Aux rendez-vous savamment évités. Et à ces nuits qu’un animal féroce vient hanter. Un ours qui s’avance, débonnaire, mais retrousse ses babines dès que je fais mine d’approcher, me laissant pantelante, essoufflée, les yeux grands ouverts dans le noir. Je me sens tout à coup moins anormale face à cette anxiété. Acquise, transmise, héritée… Subitement, je pense à ma fille. À ses insomnies avant chaque rentrée. À ses crises de panique avant les DST. Aux maux de ventre avant un exposé. Que lui ai-je donc légué ? Est-il possible de réparer ?
*
Les mois ont passé. Peu après Noël, j’ai refermé pour la dernière fois la porte de la maison de Landévennec. Une autre famille a commencé à s’y créer des souvenirs. Un jour de février, ma fille est rentrée de l’école avec les yeux rouges, traînant derrière elle son sac trop lourd. Premier brevet blanc. Elle avait paniqué, manqué d’air. Il avait fallu l’allonger, les jambes levées, la faire respirer dans un pochon, positionner son casque audio sur ses oreilles, pour qu’elle puisse reprendre sa place et continuer. En écoutant son récit entrecoupé de sanglots contenus à grand-peine, les larmes me sont montées aux yeux. Des larmes d’émotion, de tristesse, puis de colère. Non, ce n’était pas une fatalité ! Avec elle, j’ai mis des mots sur ce qui lui arrivait, sur cette angoisse qu’elle traînait depuis toujours. Et on a fait un pacte : ensemble, on allait la briser.
J’ai commencé par lui donner quelques clés découvertes au fil du temps. D’abord, la respiration au carré. Puis l’application de méditation, sur laquelle on aimait comparer nos avancées. Petit à petit, on a pris l’habitude de marcher chaque jour jusqu’à la mer, laissant à la maison les téléphones et leur lot d’informations négatives, juste pour le plaisir de contempler l’horizon. Et chaque soir, on notait, moi dans un carnet à élastique, elle dans une appli dédiée, les beaux moments de la journée. En parallèle, parce que, si je peux beaucoup, je ne peux pas tout, elle est allée régulièrement échanger avec une psychologue qui avait d’autres clés. Un jour elle est rentrée tout excitée :
– Maman, tu sais, avec la psychologue, on a parlé des rêves !
– Ah, très bien.
– Je lui ai raconté un rêve que je fais tout le temps.
– Et que s’y passe-t-il ?
– Je suis allongée et au plafond une araignée énorme, noire et poilue, est accrochée à un fil et descend vers moi. Je veux crier, mais elle m’empêche d’ouvrir la bouche. À chaque fois je me réveille en sueur…
J’avale péniblement ma salive et ferme un instant les yeux. Derrière mes paupières, une araignée géante emboîte le pas d’un drôle de cortège formé par un serpent, un loup et un ours mal léché.
Je me secoue et reviens à la réalité. L’automne est arrivé. Aujourd’hui, c’est la première réunion de parents d’élèves de l’année. La première au lycée. Les cours ont commencé il y a déjà quelques semaines. Assise à côté de ma fille dans le gymnase mal aéré, près d’un mur couvert d’espaliers, j’écoute les professeurs égrener le programme qu’il va falloir absorber, puis l’énoncé des principaux articles du règlement, les premiers éléments d’orientation. Je jette des regards furtifs aux autres parents. Pas grand monde de connu. Un nouvel univers pour ma fille. J’espère que ça va aller. Mon ventre se contracte. Un flot de problèmes potentiels tente de s’insinuer dans mes pensées. J’inspire. Me concentre sur l’instant. Je sais maintenant que le malaise va très vite se dissiper. Juste expirer et le laisser passer.
La voix posée de la proviseure portée par le micro résonne dans le vaste espace :
– Les élèves vont à présent vous présenter les associations. Nous allons commencer par une toute nouvelle, créée cette année grâce à l’impulsion d’une lycéenne de seconde…
Elle fouille l’assemblée du regard, puis ses yeux se posent tout près de moi.
– Tiphaine, tu veux bien venir nous en parler ?
Les yeux écarquillés, je regarde ma fille se lever et s’avancer d’un pas tranquille vers l’estrade. Elle prend le micro et s’éclaircit la gorge.
– Bonjour à tous. Merci de me donner la parole. Comme vous l’a dit Madame la Proviseure, cette année nous avons créé une nouvelle association. On l’a appelée TyBEAL, une maison pour le Bien-Être Au Lycée. Son but est d’offrir un lieu d’accueil pour que tous ceux qui le souhaitent puissent confier leurs difficultés, qu’elles soient liées au harcèlement, à la phobie scolaire, à l’anxiété…
Pas un tremblement dans la voix. Pas de joues empourprées. Je suis sidérée. Il existe donc un chemin… Un mouvement sur le mur attire mon regard. Une araignée. Suspendue à un fil invisible, tranquille, elle descend lentement le long de l’espalier de bois. Je sursaute. Elle s’arrête à hauteur de mes yeux. J’interromps le geste entrepris pour la chasser, l’observe un instant et souris. Et si, au fond, cette créature si souvent mal-aimée avait aussi pour rôle de protéger ?

Bonus : le court-métrage évoqué dans l’introduction a bien été présenté… et il est disponible en ligne !
Il s’agit d’un court-métrage relatant le travail d’une boulangerie artisanale : le Bricheton. Vous pouvez le visionner ici : « Au fourneau ! »
Quelques liens pour découvrir les lieux :
La rade de Brest
Le pont de l’Iroise
Le pont de Térénez
Le cimetière à bateaux
L’ancienne abbaye de Landévennec
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