7h du mat, j’ai des frissons. Pas de cigarettes fumées dans le cendrier, pas de cendrier d’ailleurs, pas de Kleenex, pas de bouteilles vides, mais une furieuse envie de rester au lit. J’entends la pluie crépiter sur le toit en zinc. Une lumière pâlotte filtre entre les lames disjointes des volets. Là-bas, à très exactement 2266 pas de chez moi, le RER m’attend. Plein comme un œuf. Prêt à m’arracher à ma banlieue humide pour me vomir sur le parvis glissant de la Défense, fourmi parmi les fourmis qui se frayent un chemin en jouant des coudes (quoi, les fourmis n’ont pas de coudes ?) vers leurs bureaux respectifs. Café du matin, dernière respiration avant la course folle aux comités, comités de pilotage, comités de direction, comités qualité, comités sécurité, comités incidents, comités changements, comités de comités. Déjeuner dans le sous-sol, loin de la lumière du jour, craquage sur la tarte au chocolat pour le shoot de dopamine, et retour dans la course. Fourmi du soir en sens inverse, un peu plus voûtée, qui traînerait bien des pieds mais a un RER à attraper…

Ça fait des semaines, enfin plutôt des mois, que je me pose cette question : dois-je changer de travail ? J’ai réfléchi, j’ai analysé, j’ai soupesé. J’ai fait des listes.

  • Liste des avantages de mon travail actuel : les gens sont sympas, le salaire est correct, je ne risque pas de me faire virer, la cantine n’est pas trop mauvaise, on a des réductions par le Comité d’Entreprise, je ne travaille jamais le week-end, je peux arriver suffisamment tard pour pouvoir déposer les enfants à l’école, je connais le métier, et cetera.
  • Liste des inconvénients de mon travail actuel : c’est trop loin de chez moi, je passe le plus clair de mon temps à m’ennuyer en réunion, je n’ai pas de perspective d’évolution, le métier ne m’intéresse plus, je ne m’entends pas avec mon chef, je n’ai aucune utilité, les valeurs de l’entreprise ne sont pas les miennes, les plans d’économie me fatiguent et ce d’autant plus qu’ils visent à sans cesse mieux servir les actionnaires, et cetera.
  • Liste des avantages à changer de travail : avoir un travail qui me permet de me sentir utile, évoluer dans un environnement conforme à mes valeurs, passer moins de temps dans les transports, travailler sur des sujets qui m’intéressent, et cetera.
  • Liste des inconvénients à changer de travail : perdre la sécurité de l’emploi, gagner moins, arriver dans un environnement inconnu, perdre mes relations professionnelles, travailler sur des sujets que je ne connais pas, et cetera.
  • Liste de mes savoirs : programmation informatique, management, bureautique, réalisation d’appels d’offres, comptabilité, fiscalité, gestion, et cetera.
  • Liste de mes savoir-faire : développer une application informatique, faire une analyse de besoins, planifier des tâches, animer une équipe, rendre compte, rédiger une synthèse, saisir des opérations comptables, établir une fiche de paie, et cetera.
  • Liste de mes savoir-être : autonomie, disponibilité, écoute, rigueur, organisation, et cetera.
  • Liste de mes intérêts professionnels : avoir une utilité sociale, aider les autres, accompagner, transmettre, enseigner, soigner, conseiller, et cetera.
  • Liste de mes valeurs : honnêteté, liberté, justice, confiance, respect, et cetera.
  • Liste de ce que je veux garder : les relations agréables, le sentiment d’aider, et cetera.
  • Liste de ce que je ne veux plus jamais retrouver : les réunions, les chefs, et cetera.
  • Liste des autres listes à faire, et cetera.

Et oui, j’en ai fait des listes. J’en ai pesé des avantages et des inconvénients, mesuré des conséquences, évalué des métiers à l’aune de mes valeurs, de mes aptitudes et de mes compétences, encore et encore, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois. Et pourtant je suis là, sur ce quai de RER venteux et glacial, mes pieds se remettant doucement de leurs 2266 pas. Enfin, 1133 chacun… Et comme dirait l’autre [1], vu qu’à faire toujours plus de la même chose on obtient toujours plus du même résultat, on dirait bien qu’il est urgent de changer de tactique.

*

Samedi, début d’après-midi. La maison est calme. Je m’assieds sur une chaise un peu rembourrée (on n’a plus 20 ans, que voulez-vous…). Je pose mes pieds à plat sur le sol. Je laisse mes mains reposer sur mes cuisses. Mon dos est droit, ma tête très légèrement inclinée vers l’avant. Mes yeux baissés. Je me concentre sur ma respiration. L’air qui rentre……. Doucement……. La subtile différence de température de l’air qui arrive avec l’intérieur de mon nez……. L’air qui descend……. Tranquillement……. Les poumons qui se gonflent……. L’abdomen……. Une courte pause pendant laquelle le temps semble suspendu……. L’abdomen puis les poumons qui se dégonflent……. L’air qui sort……. Un peu plus chaud……. Une courte pause……. L’air qui rentre……. Doucement……. Et encore……. Et encore……. Et encore…….

« Pense à ta vie actuelle……. Sur une échelle de 1 à 10, quelle note lui donnes-tu ? ». Euh, 5…
« Et  comment ça fait cette note de 5 à l’intérieur de toi ? ». Ça fait une tension. Au niveau de l’estomac. Ça se tord. Là, juste là où j’ai posé ma main. C’est chaud et acide. Ça se contracte. Ça bouillonne.
« Si ça avait une couleur ? » Gris. Gris comme les nuages d’hiver qui restent coincés la journée entière.
« Une forme ? » Un maelström.
« Et encore ? » Ça me donne un peu la nausée. Ça fait comme si deux mains essoraient mon estomac comme les lavandières (ou Bonemine dans Astérix) essoraient le linge avant.
« Et quel est le message ? ». Une voix s’élève dans ma tête, forte et claire, je la reçois 5 sur 5 mon adjudant : « ne reste pas là, bouge, change de voie ». Les draps des lavandières se dénouent, le gris s’éclaircit et vire légèrement au bleu. Les tensions s’apaisent [2].

Je m’ébroue un peu. Changer. Bouger. Partir. Avancer. Evoluer. Est-ce que je dois changer juste une chose ou tout ? Changer d’entreprise en gardant le même métier ? Changer de région ? Exercer un métier complètement différent ? Je respire calmement. Sans forcer. Juste concentrée sur l’air qui entre et qui sort. Mon esprit s’envole. Quelque part dans ma tête, je me lève. Je pose la main sur la poignée de la porte et je sors. Une brise légère soulève mes cheveux (tiens, d’ailleurs, il serait temps que j’aille chez le coiffeur). Le soleil est doux. J’entends quelques chants d’oiseaux. Devant moi s’ouvre un chemin de terre. J’avance. Sur les bords, des touffes d’ajoncs diffusent leur parfum sucré. Des pruneliers attendent qu’un passant cueille un de leurs petits fruits ronds et presque noirs et se fasse surprendre par l’âpreté de sa chair. Ça les fait bien rire les pruneliers la tête du gars qui a mordu ! Des blocs de granit arrondis par les ans rythment le paysage, et le colorent de leurs parures de lichen jaune. Ça sent le sel et la terre. J’avance sur le chemin. Il est doux sous mes pieds. Sur les côtés, les buissons deviennent arbustes, les arbustes deviennent arbres. Des cyprès majestueux, des érables dont les fruits aux ailes d’hélicoptère servent de jeu, des chênes torturés par les ans et les amoureux. L’air fraîchit un peu. L’odeur d’humus est plus lourde, le soleil moins présent. J’avance encore. Soudain les arbres s’écartent, la lumière se fait plus intense. Je débouche dans une clairière. Au milieu, un dolmen séculaire est posé. Une brume légère flotte au-dessus de l’herbe dense qui tapisse le sol. Peut-être même que Panoramix est tapi dans un coin. Je me hisse sur le mégalithe et m’assieds. Je sens la rugosité de la pierre. Elle est fraîche. Des éclats de mica renvoient des fragments de rayons de soleil. Le silence est à peine troublé par le bruissement des feuilles des arbres qui veillent.

La question se présente de nouveau à mon esprit : « Dois-je continuer dans mon métier actuel ? ». Je réponds « oui » et j’écoute. La lumière me semble s’être obscurcie. La brise devient vent. L’air est plus frais. Je frissonne. Une corneille laisse éclater son cri de cimetière. Ça tortille un peu dans mon ventre. Devant mes yeux, une barrière se dresse. Les arbres se penchent vers moi en fronçant les sourcils (oui, c’est ça, comme dans Blanche-Neige, ils ne sont pas sympas les arbres dans Blanche-Neige…). Je me sens un peu oppressée. Bon. Dont acte. Je respire profondément. Je réponds maintenant « non » à la question. Et je laisse venir. Je sens comme un feu tranquille qui réchauffe le creux de mon ventre. La lumière devient tout à la fois intense et douce. Un oiseau chante. Peut-être pas un rossignol, mais peut-être bien un pinson. Ou plutôt une mésange. J’entends un grillon bruire quelque part dans l’herbe odorante. Des effluves de mûres chauffées au soleil me parviennent sur un souffle d’air. Un soupir de soulagement soulève ma poitrine. L’impression d’une cage qui s’ouvre. Mes lèvres esquissent un léger sourire [3]

Mon corps ayant parlé, je glisse sur la pierre et atterris sur le sol meuble. Changer de métier. Bien sûr j’y ai déjà pensé, mais à chaque fois la réflexion, l’analyse, la peur de l’échec, du regard des autres, le manque de confiance en moi, et tant d’autres choses encore, ont relégué cette éventualité au rang de rêve impossible. Maintenant que j’ai ressenti au plus profond de moi que telle était ma voie, je me rappelle les options envisagées. Deux grandes possibilités, correspondant à deux traits de ma personnalité, à deux familles de compétences différentes, à deux envies distinctes : d’un côté les chiffres, la comptabilité, la gestion d’entreprise, et de l’autre l’accompagnement, la relation d’aide. Je traverse la clairière et prends un chemin en pente légère. Les arbres m’entourent de nouveau. Au fur et à mesure de ma descente, un nouveau son grandit : le sac et le ressac. Les vagues qui gonflent, courent, s’échevèlent avant de se fracasser avec fureur sur les rochers ou de mourir dans un fourmillement de bulles éclatées sur le sable. Le chant des mésanges est devenu piaillement de goélands. Les rayons du soleil sont poudrés du scintillement des embruns. La terre devient sable, les chênes deviennent pins, la brise sylvestre devient brise marine. Là, au cœur de cette crique où j’ai débouché, face à l’océan, sont positionnés deux sièges. Pas des transats de plage rose fluo, non, deux sièges en bois flotté qui semblent avoir été posés là il y a longtemps par les courants atlantiques.

Le premier siège est celui des chiffres et de la comptabilité. Je m’y installe. Je laisse venir les images. Je me vois apprendre de nouvelles choses, rencontrer des clients, additionner consciencieusement des chiffres. Je ressens ma satisfaction devant ces chiffres bien alignés, le plaisir de comprendre comment les agencer, le sentiment du travail bien fait le soir quand je range mes dossiers. Et puis le temps avance et je vois poindre l’ennui. Chaque matin je pose un dossier sur le bureau, chaque soir je le range sur l’étagère. L’impression d’avoir tout appris et que maintenant l’intérêt s’est tari. Je n’ai plus envie de compter… Je change de siège…

Le second siège est celui de la relation d’aide. J’y prends place. C’est plus vague. Je vois des gens qui passent. Des mains qui se tendent, des bras qui embrassent (normal pour des bras me direz-vous). Je vois quelqu’un qui tombe et ma main qui le relève. Je vois un enfant qui veut apprendre, une jeune fille qui cherche son chemin, un homme qui veut agrandir son cœur, une montagne à gravir, une route à tracer. Je me vois à leurs côtés sur leurs chemins, tantôt guide, tantôt soutien, tantôt compagnon. Chaque jour apporte une nouvelle rencontre, chaque jour une nouvelle âme s’ouvre à moi, chaque jour une promesse est tenue. Celle d’une vie de joie et de partage. Là sur mon siège de bois, face à l’immensité de l’océan, je le sais, je le sens, je le choisis, ma vie sera celle-là.

*

Le temps a passé depuis ce samedi en début d’après-midi où après un long moment à cheminer à l’intérieur de moi, à écouter mon corps et à interroger mes sensations, je me suis relevée de ma chaise un peu rembourrée (on n’a plus 20 ans, que voulez-vous…), un peu sonnée, avec une légère sensation d’ivresse et une impatience à peine dissimulée. L’impatience d’avancer sur mon chemin de vie.

Voilà déjà longtemps que j’ai quitté mon entreprise et mon métier. Pendant des années j’ai appris, découvert, douté, expérimenté, partagé. Et chaque jour encore j’apprends, je découvre, je doute, j’expérimente, je partage. Et de temps en temps, je ressens du plus profond de moi monter un sentiment d’allégresse parce que pour un instant, pour un instant seulement, j’ai eu le sentiment d’apporter un peu d’aide à quelqu’un, quelque part.

Alors du fond de mon cœur je vous envoie ces mots, avec le secret espoir qu’un jour ou l’autre ils vous aideront à faire un choix, qu’il soit important ou pas, qu’il remette en question votre vie ou seulement votre week-end, un choix qui sera en accord avec votre personne entière, pas uniquement avec votre raison, votre mental, votre cerveau, mais aussi avec votre corps, vos sens et votre cœur.

Bon, je cause, je cause… Mais qu’est-ce que je fais faire à manger ce soir ? Poulet-frites ou pizza ? Allez, amenez-moi deux chaises. A gauche le poulet, à droite la pizza…

 

Choix, chaises et mer

 

[1] Paul Watzlawick et l’école de Palo Alto.
[2] Pour en savoir plus sur cette démarche dite du « focusing » initiée par Eugene Gendlin, voir entre autres le livre de Bernadette Lamboy que j’ai eu la chance de croiser, « Trouver les bonnes solutions par le focusing : à l’écoute du ressenti corporel » aux Editions « Le souffle d’or ».
[3] Inspiré de la méditation de plein conscience. Pour moi, le plus beau livre sur le sujet : « Méditer jour après jour », de Christophe André, aux Editions « L’iconoclaste ». Une véritable œuvre d’art et d’amour.

 

© Copyright Isabelle Roche – 2017 – Tous droits réservés
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