Jeudi matin. Dans la file d’attente au guichet de la Poste, je desserre un peu mon écharpe et ouvre mon manteau. Quel vent dehors ! Un peu plus et il m’arrachait des mains l’avis de passage que le facteur a déposé dans ma boîte aux lettres deux jours plus tôt. Un colis mis en instance au bureau principal. La file avance. Encore une personne devant moi. Je plonge la main dans mon sac à dos à la recherche de ma carte d’identité. Pourvu qu’elle soit là. Ah oui, la voilà… Ça y est, c’est mon tour. Salutations, vérification, récupération, me voilà en possession du fameux colis. Pas très lourd, mais beaucoup plus volumineux que je ne l’imaginais !

Le paquet dans les bras, je me dirige vers la porte. Je ne vois pas grand-chose devant moi. Un homme me précède de quelques pas. Il ouvre la porte. Je m’apprête à profiter de cette ouverture opportune et à m’avancer à sa suite, mais il lâche la porte et elle se referme sur mon colis. Agacée par ce manque de courtoisie, je lance un « Merci ! » sonore tout en rouvrant tant bien que mal la porte avec mon pied gauche. Il se retourne, commence à tendre la main, et finalement se ravise et me lance une insulte que même en l’entourant d’une vingtaine de guillemets je n’ose m’autoriser à rapporter ici. Je descends prudemment les quelques marches qui mènent au trottoir, le colis encombrant m’empêchant de voir mes pieds, et lui demande pourquoi il me parle comme ça, lui faisant remarquer qu’un « Merci » n’est pas bien offensant et qu’il ne me connaît absolument pas. Et le voilà de m’asséner « Oh si, les gens comme vous, je les connais, il faudrait les faire disparaître de la surface de la terre ! ».

Je regarde le bonhomme s’éloigner d’un pas assuré. Je reste figée sur le trottoir. Mon cerveau est comme grippé. Je dirais bien que j’ai la mâchoire pendante et les bras ballants, mais, il doit y avoir un saint patron des colis, je tiens le mien toujours fermement, serré contre moi. Au bout d’un temps que je ne saurais estimer avec exactitude, je sens le vent s’infiltrer dans mes manches et dans mon cou. L’air est vif. Des larmes sèchent sur mes joues. C’est le vent, c’est tout. Je reprends mon chemin.

J’avance un peu courbée sur le bord de la route. Les quelques arbres qui ont survécu au béton se tordent. Derrière une grille qui commence à rouiller, un chien aboie. Des prospectus publicitaires volent, bloqués çà et là dans leur course folle par une poubelle renversée par une bourrasque. C’est curieux, je sens comme une présence. Étrange. Je me retourne, mes cheveux se plaquent sur mon visage. Rien. Personne. Je continue. Le colis commence à peser. Je ne me sens pas très bien. Comme une main géante qui appuie sur mes poumons. Des paroles de chanson flottent dans l’air. « C’est bizarre cette espèce de cage qui me bloque la poitrine, ça m’empêche presque de respirer » … Une douleur diffuse dans le ventre. Les mots du bonhomme qui résonnent… Une boîte de conserve roule devant moi. Des salsifis. Beurk. Ça me rappelle les mauvais jours à la cantine. Encore cette impression que quelque chose se déplace près de moi. Je fais volte-face. Toujours rien. Je me tasse un peu sur mon chemin.

Soudain, un rayon de soleil troue les nuages. Je cligne un peu des yeux. Une flaque de bière stagnant dans le caniveau scintille un instant. Je sens une légère chaleur dans mon dos. Devant moi, mon ombre apparaît. Allongée. J’avance avec elle. Ou elle avance avec moi. Je vois mes cheveux voler, mes bras se balancer, mes pieds collés à ses pieds. Quelque chose m’intrigue. Je ne saisis pas d’emblée ce que c’est. Quelque chose qui ne devrait pas être là. Un truc en plus dans le paysage. Une anomalie furtive. Puis je la vois. Une ombre rectangulaire qui flotte au-dessus de l’ombre de ma tête. Un panneau de signalisation ? Non, elle avance en même temps que moi. Un oiseau ? Jamais vu d’oiseau ayant cette forme-là. Un chapeau ? Pas avec le vent qu’il y a. Je m’arrête. Elle s’arrête. Je lève les yeux. Et là, flottant pile à la verticale de mon crâne, une étiquette. Une grande étiquette jaune qui bizarrement ne bat pas au vent. Et dessus, il est écrit en lettres capitales « À faire disparaître de la surface de la terre ».

*

Jeudi fin d’après-midi. J’ai passé la journée enfermée chez moi. L’étiquette est toujours là. Bizarrement je ne la vois pas dans le reflet du miroir. Mais quand je lève les yeux, elle est bien là. J’ai fermé les volets pour la faire disparaître, mais c’est pire encore, chaque ampoule projette son ombre sur le sol, sur les murs. Je sens le poids des mots au-dessus de moi. « À faire disparaître de la surface de la terre ». Ont-ils raison ? Ont-ils tort ? Suis-je si nuisible qu’il faille m’exterminer ? N’y a-t-il rien de bon en moi ? Rien à transmettre, rien à cultiver ?

Il est temps que j’aille chercher ma fille à l’école. Je prends un bonnet, je le tire jusqu’à ce qu’il me cache les yeux. Et là, forcément, je ne vois plus l’étiquette (vu que j’ai le bonnet sur les yeux, vous me suivez ?), mais elle est toujours là, je la sens, et quand je risque un œil, je la vois. Bon, tant pis, il faut que je sorte. J’y vais.

Le vent souffle toujours fort. Quelques gouttes de pluie s’y mêlent. Le ciel s’est obscurci. Je descends la route qui mène à l’école. Une femme marche en sens inverse. Zut, je vais la croiser, elle va voir qu’il faut m’éradiquer ! Il faut que je me cache ! Non, pas le temps. Zut, zut, zut. La femme arrive à ma hauteur. Elle me regarde, aucun signe de surprise, aucun trait de son visage ne bouge, elle se serre un peu contre le mur pour qu’on puisse se croiser et continue son chemin. Étrange, elle semble n’avoir rien remarqué… Je traverse. C’est un homme maintenant qui vient dans ma direction. Je ralentis un peu mon pas. Va-t-il remarquer quelque chose, lui ? Je jette un œil vers le ciel, la phrase est toujours là, à crier son ordre de destruction à la face du monde. L’homme avance. Et plus il approche, plus je distingue cette forme qui avance avec lui, juste là, au-dessus de sa tête. Une étiquette, bleue. Et d’une écriture nerveuse, une écriture de femme je dirais, il est écrit « Sale type ». Je le regarde avec étonnement. Lui est impassible. Il semble ne rien remarquer.

Le vent redouble. Les quelques feuilles qui survivaient encore virevoltent dans les airs. Des oiseaux filent à toute allure dans le ciel en poussant des cris stridents. A mesure que j’approche de l’école, les passants se font plus nombreux. Des odeurs de pains au chocolat (ou de chocolatine, hein, on ne va pas se fâcher pour ça !) et des cris d’enfants s’élèvent vers le ciel menaçant. Qui est cet homme avec une étiquette « Pas à la hauteur » qui plane au-dessus de lui ? Et cette femme avec les mots « Si seulement elle pouvait se taire » sur sa pancarte ? Et cette autre avec un seul mot tracé d’une écriture illisible genre médecin « Diabétique » ?

La cohorte des enfants surgissant de l’école s’avance. Écrits en rouge, en bleu, en noir, d’une écriture sévère, je vois passer des « Peut mieux faire », des « Perturbe la classe », des « Fainéant », des « Bon à rien », des « Insolent ».  Au milieu de ces étiquettes, j’en vois de plus petites, recouvertes de lettres rondes typiques des enfants : « Bouffon », « Gros cul », « Sale bâtard », « Chouchou de la maîtresse », « Fayot », « Mytho », « Cassos ».

Soudain un bruit de moteur. Je regarde à ma gauche. Un gros 4×4 vient de se garer le long du trottoir. Une courte femme aux cheveux teints en sort, les yeux cachés par des lunettes de soleil. Y’a pas de soleil, je rappelle. Au-dessus de sa tête, un flamboyant « Arriviste prétentieuse » s’affiche. Je regarde le mot. Les lettres. Elles me sont familières… Bon sang, mais… c’est mon écriture ! Le rouge me monte aux joues. C’est la première fois que je la vois cette femme-là. Comment ai-je pu lui coller ça ?

*

Mes cours de psycho me reviennent en mémoire. Je vous l’ai déjà dit, non, que j’avais fait psycho ? Enfin, 3 ans seulement, j’ai eu ma licence à 51 ans, j’étais fière quand même. Quoi, je dérive ? Quoi, ça n’a rien à voir avec la choucroute ? Euh, oui, merci pour votre vigilance. Faut me le dire quand je m’égare… Je me reconcentre. Et je vous fais partager quelques notions qui m’ont marquée. On s’accroche, je vais faire court, et simple, pardon pour les vrais psychologues…

Mes cours de psycho me reviennent en mémoire disais-je. Particulièrement un de psycho sociale intitulé « Stéréotypes, préjugés et discrimination ». Il expliquait que pour simplifier le monde qui nous entoure, on constitue des groupes. Et qu’à ces groupes on attribue des caractéristiques, que l’on généralise. Ce sont des stéréotypes. Je me rappelle encore l’exemple « les écossais sont avares ». Pardon pour les écossais ! Mais un stéréotype n’est pas toujours négatif. Par exemple « les allemands sont respectueux des règles », c’est plutôt positif ! Enfin, peut-être pas pour tout le monde, allez savoir…

Viennent ensuite les préjugés. C’est quand on émet un jugement vis à vis d’un des groupes que l’on a constitués, et là, c’est toujours un jugement négatif. Tel individu est forcément mauvais parce qu’il appartient à tel groupe. Exactement ce que je viens de faire avec la femme à lunettes de soleil qui gare sa grosse bagnole le long du trottoir… C’est une abrutie d’arriviste prétentieuse parce qu’elle fait partie du groupe des conductrices de 4×4 au cheveux teints qui portent des lunettes de soleil en hiver !

Et le degré ultime de ces représentations sociales, c’est la discrimination. Le passage à l’acte. Quand on met en gestes et en mots les sentiments négatifs que l’on a vis à vis d’un groupe. Ce que j’aurais fait si j’avais été casser la gueule ou crever les pneus de l’abrutie d’arriviste prétentieuse…

Toujours là ? Cool…

*

Un moment plus tard, après avoir récupéré ma fille, je marche le long d’une avenue bordée de platanes. Le vent s’est un peu calmé. La nuit est presque là. Les voitures se font plus nombreuses avec les retours du travail. De temps à autre un klaxon retentit. Ben oui, on n’est pas en Allemagne, que voulez-vous. Tant pis pour l’interdiction de klaxonner en ville ! Les moteurs toussent et vrombissent, les vélos grincent, les motos pétaradent. Ça sent le pain et les gaz d’échappement. Je marche les yeux baissés, l’esprit perdu dans des méandres d’interrogations, les étiquettes que j’ai collées et que je colle en permanence sur les autres surgissant comme des doigts accusateurs. J’ai à la fois honte et peur. Soudain, dans mon champ de vision périphérique, je perçois une fumée. Une fumée blanche et odorante. Une odeur d’ailleurs. Et des couleurs. Une multitude de couleurs. Je tourne la tête. Là, dans le renfoncement d’une entrée d’immeuble se tient un indien. Un indien d’Amérique. Avec ses longs cheveux noirs et ses peintures sur le visage. Avec son pantalon de peau et son plastron richement orné. Avec son bandeau sur le front et sa pipe à la main. Cliché ? Stéréotype ? Peu importe, il est bien assis là. Je m’approche. Et entre deux volutes de fumée blanche, une voix basse et profonde s’élève : « Avant de juger un homme, il faut avoir marché trois lunes dans ses mocassins ». Il s’évapore dans une ultime bouffée.

Un jeune s’avance. Courte barbe noire. Casquette plantée de travers sur la tête. Pantalon trop grand plissant sur ses chaussures. Sweat gris à capuche. Lunettes de soleil miroir occultant son regard. Chaîne au cou et bracelet de force au poignet. Sourcils froncés, bouche dédaigneuse, démarche menaçante. Avant que les mécanismes classificateurs et étiqueteurs de mon cerveau ne s’enclenchent, je vise ses chaussures. Des baskets à virgule, blanches et noires avec un liseré doré. Ça me va. Je saute dedans. Un tourbillon de sons et d’images m’entraîne. Une cour d’école et des mots qui percutent : « toi t’es pauvre, t’as pas le droit de jouer ! ». Un devoir de maths plein de points d’interrogations et de vides « toi tu n’y arriveras jamais ». La voix d’un homme qui claque « qu’est-ce qu’on va faire de toi ? ». Un cimetière, une tombe, une date, un nom, celui du grand frère. La première cigarette, l’impression d’exister. Une chambre sombre, des enfants entassés, nulle part d’autre où aller. Le corps qui change, la voix qui plonge dans les graves, plus envie d’exister. Une scène de théâtre, une impro, un applau, pour qui, pour moi ? Pas la peine d’y penser. La musique sur les mots, ma seule raison d’avancer. La carapace, dure et sombre que je me suis créée, qui me suis comme mon ombre alors que moi, ce que je veux, c’est juste aimer.

Tourbillon encore. Je retrouve mes chaussures avachies. Des accents de rap frappent dans ma tête. Je me retourne. Le jeune homme s’éloigne. J’aurais dû lui parler.

Quelques pas sous la bruine pénétrante et j’enfile les derbies fatigués de cet homme pressé en manteau de laine mouillé qui vient de me bousculer, faut pas se gêner. J’entends une voix autoritaire assener « si vous ne décrochez pas ce contrat, vous êtes viré ». J’entends les cris d’un bébé. J’entends la voix d’une nourrice excédée « si vous êtes encore en retard une fois, je ne garde plus Noé ». J’entends une voix de femme s’énerver « t’as vu à quelle heure t’es rentré ? Moi y’a jamais personne pour m’aider. Au moins, essuie tes pieds !». L’homme est déjà loin quand je retrouve mes souliers.

Quelques pas encore et me voilà dans les baskets montantes violettes de cette petite fille blonde qui hurle accrochée au sac de sa mère en réclamant un beignet au chocolat. Je vois un hôpital. Un petit frère né ce matin, coiffé d’un bonnet ridicule et les mains toutes ridées. Je vois tous ces visages penchés sur lui, ces cris d’admiration, ces sourires attendris. Et moi, assise dans un coin, ma poupée Florie sur les genoux. Personne ne me parle. Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi ils ne m’aiment plus ? Je pleure doucement. Personne ne me voit. Peut-être que si je crie ils vont m’entendre ? Ah oui, ils se retournent. Ils ne sont pas contents. Tant pis, au moins ils me voient. J’ai eu peur de ne plus exister. Je vais faire ça, maintenant, crier pour qu’on me voie. Crier pour continuer à exister. Crier pour qu’on ne m’oublie pas.

Je me retourne et regarde la petite qui s’en va. Elle mord dans son beignet au chocolat. Aucune étiquette ne lui emboîte le pas.

*

La nuit est tombée. Les enfants sont endormis dans leurs lits. A moins qu’ils ne regardent des vidéos cachés sous les draps. Pas un bruit. Même le vent ne parle pas. Je monte lentement l’escalier. Mes jambes sont lourdes. Je sens mon cœur peiner. Et au-dessus de moi, les mots accusateurs sont toujours là. Je pense à ces arbres que l’on marque d’une croix en forêt pour signifier qu’au prochain abattage ils y auront droit. Aux animaux que l’on désigne pour le voyage ultime parce qu’ils ont pris assez de poids. Marquée je suis. A supprimer, éradiquer, effacer, annihiler, radier, voilà ce que l’on dit de moi.

Je me plante devant le miroir de la salle de bains. Une idée me traverse. Et si ce jugement venait de moi ? Et si cet homme devant le bureau de poste n’avait fait que répéter les mots qu’il lisait en moi ? Et si moi qui suis convaincue que la gentillesse n’est pas mièvre mais source de progrès, moi qui rêve de bienveillance et de tolérance, je n’étais pas capable d’être gentille, tolérante et bienveillante avec moi-même ? Et si le juge le plus dur et le moins équitable, c’était cette personne qui me regarde sans aménité dans le miroir ? Et si…

Alors je prends un papier. Un papier jaune. Et dessus je liste cinq actions que j’ai faites aujourd’hui qui m’autorisent à être contente de moi. Cinq actions qui donnent un peu de valeur à ma journée. Pas facile. Je m’applique, je cherche. Dès que je trouve une idée, une petite voix s’élève et me dit que ce n’est pas assez bien pour avoir le droit de vivre. Tant pis pour elle, je ne l’écoute plus.

Post it actions positives

 

Alors je colle cette étiquette sur le miroir. Je lis et relis les mots à haute voix. Et mot après mot je sens s’estomper l’ombre qui plane au-dessus de moi. L’air est moins dense, la charge sur mes épaules moins pesante. Mes poumons se gonflent d’un air plus léger. Je sens les effluves du savon à la fleur d’oranger. Dehors, j’entends la pluie crépiter. Je reprends pied dans le monde. J’ai de nouveau envie de le découvrir, de le parcourir, de le chérir, de sourire, de courir, de voir le lilas refleurir et de t’entendre rire. Je risque un œil vers le plafond. Rien. Juste la peinture fendillée.

Alors je me fais une promesse, celle de chaque soir coller là un petit morceau de papier porteur d’actions positives, jusqu’à ce que le miroir devienne un arc-en-ciel géant au pied duquel un lutin aura caché un grand trésor : la faculté de ne plus juger, ni l’autre sans avoir cherché à comprendre, ni moi sans avoir résolu de me traiter avec bonté.

 

Allez, on enfile des chaussettes propres et on va essayer quelques paires de souliers ? On prend un stock de papiers multicolores et on cherche un miroir où les coller ? Allez, venez, ce matin la pluie a cessé, il y a un beau soleil, on va en profiter !

 

post it arc en ciel

 

 

 

© Copyright Isabelle Roche – 2018 – Tous droits réservés
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