Vous l’avez peut-être remarqué, ou vous le découvrirez au fil de mes textes, les contes font partie de mes sources d’inspiration. Ces histoires simples, porteuses d’une sagesse universelle, me donnent souvent envie d’en reprendre la trame, de leur prêter ma voix, d’y glisser mes images et mes mots, pour créer ma propre histoire.
Cette fois-ci, ce sont deux contes traditionnels que j’ai placés dans mon chaudron. Les deux parlent de puits : dans l’un vit une grenouille, dans l’autre tombe un âne. J’y ai ajouté les paysages du site ô combien enchanteur de Sainte-Barbe, au Faouët, où j’ai passé tant de bons moments dans mon enfance (sauf peut-être la fois où mes cousins ont fait exprès de me perdre dans la forêt)… et encore aujourd’hui. J’ai saupoudré le tout d’un peu de magie de Brocéliande et j’ai touillé. Il en est sorti un jeune loup, arrivé en Bretagne depuis ses montagnes, avide de découvrir le monde.
Je ne vous en dis pas plus et vous laisse en compagnie de Wilkenn [i]. Promis, il ne vous croquera pas. Mais peut-être pourrez-vous l’aider à exaucer son vœu…
Bonne lecture !

Cela faisait déjà plusieurs semaines que Wilkenn, jeune loup au pelage gris et aux yeux clairs, avait quitté ses congénères. Avec eux, il menait une existence paisible sur les flancs de la montagne, gambadant entre les torrents impétueux, visitant les cavernes sombres, écoutant son grand-père lui conter les étoiles, dormant lové dans la chaleur de sa mère et de son frère. Mais un matin, alors qu’il explorait seul un vallon ombragé, il avait entendu comme un appel. L’appel de l’aventure. Une soif de découverte s’était glissée en lui. Et bientôt, dénicher de nouveaux rochers, un nouveau trou d’eau, un nouveau buisson, n’avait plus suffi à l’étancher. Il brûlait de parcourir le monde. Après avoir salué sa famille et ses amis, il avait pris la route. Il avait senti tous les regards posés sur lui, mais s’était obligé à ne pas se retourner.

La première nuit, il avait douté. Au matin, le cœur lourd et les yeux humides, dressé en haut d’un à pic vertigineux, il avait regardé le soleil se lever, au loin, sur la plaine. Le somptueux paysage scintillant de rosée dans l’aube rougeoyante avait en un instant balayé ses dernières hésitations et fait s’envoler son cœur : « Vaste monde, me voilà ! » avait-il lancé avant de se jeter dans la pente.

Jour après jour, il avait suivi des chemins caillouteux, longé des rivières, beaucoup moins vives que les torrents de ses montagnes, traversé des vergers aux fruits inconnus, des champs immenses où se balançaient de très hautes fleurs qu’il n’avait jamais vues. Il avait découvert les granges, les villages aux clochers tintinnabulants, regardé de loin passer des véhicules bruyants. Chaque soir, quand le temps était clair, il contemplait le ciel. Il écoutait dans sa tête la voix du père de son père égrener le nom des étoiles. La nostalgie le prenait parfois. Reverrait-il Grand-père ? Il se souvenait alors qu’il n’était plus un petit loup et qu’il désirait découvrir le monde, se rappelait la fierté de sa famille au moment où il s’apprêtait à prendre son envol. Il s’ébrouait, levait de nouveau les yeux vers les cieux. Comme le lui avait appris son aïeul, il repérait l’étoile la plus brillante qu’ils avaient baptisée « Veïa ». Chez eux, ça voulait dire « la voie ». Demain, il suivrait cette direction-là.

Un soir, alors qu’il était monté sur un promontoire couronné d’une chapelle, il avait vu le soleil rouge se refléter dans une étendue d’eau si grande qu’il n’en apercevait pas le bout. C’était donc cela, l’océan ! Certains vieux contes en parlaient, mais il n’avait pas cru que cela existait en vrai. Il avait hésité un moment, puis renoncé à s’en approcher. Il savait qu’il lui fallait éviter les espaces découverts. Il avait continué sa route, de bois en forêt, de futaies en bosquets. Il avait traversé un très large fleuve, puis d’autres rivières, attendant chaque fois l’obscurité d’une nuit sans lune. Depuis quelques jours, la forêt était devenue plus mystérieuse. Il avait l’impression de percevoir des mouvements furtifs à la limite de son champ de vision. D’entendre des murmures, des chuintements. Froissements de feuilles ou de tissu ? Discussions de fées ou de lutins ? Son esprit lui jouait des tours, c’était certain. Il avait pourtant remarqué qu’en ces moments étranges flottait dans l’air un parfum subtil de fleur sucrée. Il était intrigué, mais se sentait curieusement en sécurité. Comme protégé par une présence mystérieuse. Diffuse. Qui parfois semblait l’observer depuis le sommet des arbres, d’autres fois depuis le moelleux d’un tapis de mousse. Peu à peu, il s’habitua à la douce magie qui se dégageait de ces arbres géants, de ces buissons touffus, de ces rochers torturés aux formes énigmatiques.

Ce jour-là, après avoir gravi un raidillon herbeux sinuant entre les troncs blancs d’élégants bouleaux, il aperçut une construction. D’abord une arche de pierre, puis, juste derrière, une chapelle accrochée au flanc de la colline. Quel endroit insolite pour bâtir ! Tapi à l’ombre d’un bouquet de fougères, il observait. Deux doubles portes rouges. Des figures sculptées dans le granit. Un clocher recouvert d’ardoises. Et tout là-haut, dans une ouverture étroite rappelant de manière incongrue une meurtrière, une curieuse petite statue de femme en robe longue et grise. Sainte-Barbe le regardait, ses yeux figés dans la pierre singulièrement animés d’une douceur bienveillante.

Soudain, quelque part au-dessus de lui, en haut du grand escalier mangé par la mousse et le lichen, une cloche retentit. Une fois, deux fois, dix fois. Affolé, le cœur battant à tout rompre, il se retira précipitamment à l’abri de la futaie, l’oreille aux aguets. Quand la cloche s’arrêta, laissant planer dans l’air une vibration qui lui vrillait les tympans, il partit comme une flèche et se mit à dévaler une pente caillouteuse, sautant par-dessus les racines, ignorant les insectes qui voletaient autour de sa tête. Après de longues minutes d’une course folle, il ralentit. Le bruit s’était tu. Il stoppa devant un trou d’eau entouré de murs bas formant un carré, surmonté d’une statue sans tête. Par l’avant s’échappait un ruisselet qui cascadait vers la rivière, l’Ellé, plus loin en contrebas. Il tendit le cou et aperçut son reflet dans l’onde limpide. Un curieux insecte en forme de ciseaux se déplaçait sans peine à sa surface. Au fond, une dalle rocheuse à laquelle s’accrochaient quelques algues vaporeuses était percée en son centre, figurant une cible à atteindre. Le parfum de fleur sucrée était là, se mêlant à celle d’herbe et de feuilles en décomposition. Il se sentit un instant comme hypnotisé. Puis il perçut une autre odeur, plus lourde, menaçante. L’endroit devait être fréquenté. Il ne devait pas rester là. Il se secoua de la tête à la queue pour chasser l’engourdissement qui l’avait gagné et repartit en courant à travers les buissons, s’enfonçant dans l’ombre du sous-bois.

Tout à coup, le sol se déroba. Il remua frénétiquement les pattes pour tenter d’accrocher quelque chose, en vain. Il se sentit tomber. Il entrevit de manière fugitive des parois constituées de pierres grossièrement taillées, couvertes de mousse et de courtes fougères. Un puits ! Il tombait dans un puits ! Il venait tout juste d’apercevoir le disque d’eau qui l’attendait en bas quand une racine sortie d’une faille entre les moellons de granit stoppa net sa chute. Il eut le souffle coupé. L’espace d’un instant, tout s’arrêta.

Suspendu à la racine providentielle, Wilkenn reprit peu à peu ses esprits. Un petit bruit de frottement provenant de la paroi attira son attention. Là, juste devant son museau, sortant de l’ombre, un insecte avançait tranquillement vers lui. Court, noir, une tête luisante avec de grands yeux plaqués de chaque côté, des élytres bruns et des pattes postérieures démesurées. Un grillon. Celui-ci lança, d’une voix grêle :
– Salut ! Content de te voir ! C’est gentil de venir me rendre visite dans ma jolie maison !
Le jeune loup peinait à reprendre son souffle. Il posa un regard interrogateur sur le petit animal.
– Ta maison ?
– Oui, je me suis installé là, dans un creux de rocher. C’est formidable ! Je trouve plein de choses à manger, j’ai à boire à volonté, il ne fait pas trop chaud l’été, pas trop froid l’hiver. De temps à autre, j’ai des visites, une araignée, une fourmi, quelques moustiques. Là-haut, le plafond change de couleur. Parfois bleu, parfois gris, parfois parcouru de moutons blancs. Certains jours, le vent joue de la musique pour moi. Et moi j’en joue pour les autres. C’est génial, non ?
Wilkenn dodelina de la tête. Il n’était pas vraiment en situation d’entamer une discussion, mais il ne pouvait tout de même pas laisser passer ça.
– Mais tu sais, il y a plein de choses magnifiques au-dehors !
– Au-dehors ? C’est quoi ? questionna le grillon.
– Au-delà du mur dans lequel tu niches. Il y a des arbres, des fleurs, des tas d’animaux. J’ai même vu le vaste océan !
Le grillon réfléchit, une patte sur la bouche.
– C’est quoi, l’océan ?
Le loup répondit, les yeux dans le vague :
– C’est de l’eau à perte de vue. Qui, tantôt calme comme un lac, reflète le ciel, tantôt se jette en furie contre la grève. C’est parfois un chuchotement d’écume, parfois un vacarme épouvantable. On m’a dit que ça sentait le sel et les algues, mais je ne me suis pas approché assez près. Si j’y retourne, je pourrai t’emmener !
Le grillon secoua la tête et s’apprêta à faire demi-tour pour rentrer dans son trou.
– Non, non, non, pas question ! Ici, c’est ma maison, c’est l’endroit le plus parfait du monde, je suis sûr que sortir n’a aucun intérêt !
– Mais je t’assure que c’est très beau dehors ! Beaucoup plus beau !

Tandis que le grillon s’éloignait à petits pas, un craquement se fit entendre et ricocha sur les parois de granit. Wilkenn agita les pattes. La racine se mit à ployer. Dans un fracas immense, son perchoir de fortune céda. Il tenta d’agripper avec les dents une fougère qui dépassait, en vain. Il tomba comme une masse vers l’eau sombre. Le grillon tourna la tête, haussa les épaules, et susurra :
– Beaucoup plus beau… N’importe quoi !
Il se blottit dans son nid de feuilles mortes et ferma les yeux. Un chant monocorde, presque hypnotique, commença à emplir la cavité.

Le contact avec l’eau fut violent. Le froid saisit aussitôt le jeune loup. Par chance, il n’y avait plus de moellons à ce niveau. Les parois présentaient des aspérités naturelles et il parvint à se jucher sur une large saillie de rocher, à quelques centimètres de la surface de l’eau. Il s’ébroua, autant que le permettaient l’espace étroit et sa position précaire. Il leva les yeux. Le crépuscule était là. Il ne distinguait plus que quelques branches sombres, loin au-dessus de sa tête. Au prix de contorsions prudentes, il réussit à se rouler en boule et à poser son museau sur ses pattes. Il gémissait doucement. Il avait froid. Il était fatigué. Il regardait quelques feuilles mortes se déplacer avec lenteur sur l’eau noire. De temps en temps, un insecte passait en vrombissant et repartait aussitôt vers le haut. Ah si seulement il pouvait voler ! Malgré lui, ses yeux commençaient à se fermer. Les reflets ondulant sur la surface sombre et tranquille l’hypnotisaient. Soudain, un éclat bref venu des profondeurs attira son regard. Il fixa plus intensément le fond de l’eau. Tiens, un autre ! Qu’était-ce donc ?

Du coin de l’œil, il perçut un déplacement furtif, tout près de lui. Un corps froid s’appuya contre sa patte. Il sursauta et eut un mouvement de recul.
– Tout doux, jeune loup ! Prends garde à ne pas tomber !
Sortie de nulle part, une salamandre se tenait à ses côtés. Il la considéra craintivement. Elle ne bougeait pas. Il la frôla du museau. Drôle de sensation ! Glacée, humide et glissante ! Il l’examina longuement, et finit par lui trouver un air plutôt sympathique, avec ses taches jaunes posées n’importe comment, ses longs doigts et ses yeux luisants. L’étrange animal reprit :
– Tu te demandes bien d’où viennent ces reflets, n’est-ce pas ?
– Euh, oui, c’est ça, répondit Wilkenn, un peu sur la défensive.
– Ce sont des vœux.
– Comment ça ?
– Parfois, quelqu’un passe là-haut, lance ce genre d’objet rond et brillant et fait un vœu.
– Un vœu ? Pour quoi faire ?
La salamandre se mit à raconter :
Il y a très très longtemps, ce puits était bien connu. C’était le puits magique de la forêt de Sainte-Barbe du Faouët. On disait qu’il avait le pouvoir d’exaucer les vœux. Puis, peu à peu, les fougères, la mousse et les buissons l’ont recouvert. Ses rebords ont commencé à s’effriter. Seuls quelques anciens s’en souviennent encore.
Un puits magique… Incroyable… Tu crois que ça marche ?
La bouche du modeste animal noir et jaune s’étira en un sourire énigmatique, laissant apparaître de toutes petites dents.
– Bien sûr ! Dis-moi, quel est ton vœu, jeune loup ?
Wilkenn se gratta le museau, plissa le front pour mieux réfléchir. Il regarda autour de lui. L’espace étriqué, l’eau menaçante, l’odeur de renfermé, le froid qui s’insinuait sous sa peau. Dubitatif, il lança tout de même, sur un ton un peu désespéré :
– Mon vœu, c’est de sortir de là !
Il continua de sonder son environnement. Puis il leva les yeux, les laissa glisser le long des hauts murs de pierre. Tout là-haut, il apercevait le ciel, qui se résumait maintenant à un disque noir. Noir ? Pas tout à fait ! Un minuscule point lumineux scintillait. Wilkenn se redressa sur ses pattes. Veïa ! L’étoile de Grand-père ! Celle qu’ils contemplaient ensemble, chaque fois que le ciel était clair. Celle qui l’avait guidé tout au long du chemin. Il planta ses griffes dans la roche, allongea le cou, tendit son museau vers la voûte céleste et se mit à hurler.

Un frisson parcourut la forêt. En haut des branches, au fond des terriers, dans les trous d’eau, à l’abri des rochers, les animaux, pour beaucoup arrachés à leur sommeil, tressaillirent. Une peur ancestrale monta du fond de leurs entrailles. Un loup ! Jamais ils n’en avaient vu par ici. D’où ce cri pouvait-il venir ? Ils restèrent un long moment pétrifiés. Le silence s’étira, puis, alors qu’ils pensaient presque avoir rêvé, un nouveau hurlement s’éleva. Parmi ceux capables de voir dans la nuit, quelques courageux se mirent à suivre le son lugubre pour en trouver l’origine. Après avoir longtemps erré entre les ombres des troncs et des rochers, ils arrivèrent près de la margelle écroulée. Ils risquèrent un œil, mais ne distinguèrent qu’un trou sombre exhalant des relents putrides. Le hurlement s’éleva une nouvelle fois. Il résonnait d’une façon qui le rendait encore plus terrifiant. Leur courage suffisamment éprouvé pour cette nuit, ils résolurent d’attendre le lever du jour pour prendre une décision quant à la conduite à tenir.

C’est ainsi qu’à l’aube, dans une clairière où s’accrochaient des lambeaux de brume, une curieuse assemblée de renards, lapins, hérissons, blaireaux, couleuvres, chevreuils, pics, grives, merles, et autres animaux de la forêt, sans oublier une ribambelle d’insectes se balançant au sommet des brins d’herbe, discutaient de ce qu’il convenait de faire. Quand le soleil commença à chauffer, le coucou gris lança son chant sur deux notes pour indiquer qu’il était temps de passer au vote. À une large majorité, il fut décidé de boucher le vieux puits pour faire disparaître ce loup que les contes de leur enfance leur avaient appris à nommer grand et méchant. Alors débuta dans la forêt un drôle de ballet. Chacun portait, en fonction de sa taille, qui une branche, qui un fétu, qui une motte de terre, le précipitait dans le trou sombre et humide et repartait pour un nouveau voyage.

Une vingtaine de mètres plus bas, Wilkenn s’était tu. Que se passait-il ? Pourquoi toutes ces choses tombaient-elles dans l’eau, l’éclaboussant au passage ? Il chercha du regard la salamandre. Elle se tenait à l’abri, dans une anfractuosité de la paroi. Il voyait ses yeux sombres briller. Il la regarda d’un air désemparé.
– Les animaux ont peur. Tu es leur ennemi ancestral. Ils veulent te faire taire.
Wilkenn se défendit, d’une voix tremblante :
– Mais je n’ai rien fait ! Je ne leur veux pas de mal ! Je vais leur expliquer.
Il tenta de moduler des sons qui s’élevèrent vers le haut du conduit. La salamandre leva une patte, lui intimant le silence.
– Chut ! Tu vas leur faire encore plus peur !
– Mais, je dois leur dire…
Branches, terre et cailloux tombèrent de plus belle.
– C’est trop tard. Il faut attendre…
– Attendre quoi ? Je ne veux pas mourir là ! Pas maintenant ! J’ai tant de choses à découvrir !

La salamandre lui adressa un geste d’apaisement. Wilkenn se blottit contre les pierres froides, humides et visqueuses. Il poussa un long soupir et posa sa tête sur ses pattes. Il regarda le petit animal jaune et noir.
– Toi, tu n’as pas peur de moi ?
La salamandre émit un son étrange et grinçant qui pouvait passer pour un rire.
– Oh non ! Déjà, tu ne risques pas de réussir à m’attraper, et ensuite, moi j’ai le don de voir dans le cœur des autres. Dans le tien, je ne vois ni méchanceté, ni instinct de mort. Je vois de l’amour pour ta famille, une grande soif de découverte, et aussi le désir de rencontres et d’amitiés solides. Et là, oui, là, attends que je regarde mieux…
Elle marqua une courte pause, sauta sur une saillie de la roche et s’approcha du jeune loup. Elle posa une patte au creux de sa fourrure.
– Oui, là, je vois… de la tendresse…
Wilkenn l’effleura du museau. Il ferma ses yeux humides et soupira de nouveau.

Bientôt, il perdit toute notion du temps. Au bout d’un long moment, il entendit un couinement discret. Il battit plusieurs fois des paupières. La salamandre l’appelait.
– Regarde…
– Quoi ?
La salamandre désignait du menton la surface de l’eau. La surface de l’eau ? Plus vraiment ! Un tas de morceaux de bois et de roche mélangés en émergeait à présent. Il continuait de pleuvoir des éléments divers, mais plus de plouf maintenant. Des chocs et des craquements. La salamandre susurra :
– Vois, il y a toujours un chemin…
Wilkenn la fixa un instant, la tête penchée, puis avança une patte et appuya sur un bout de bois. D’abord légèrement, puis un peu plus fort. L’empilage semblait tenir ! Il fit un bond prudent vers le haut de la pile. Il s’était rapproché de l’ouverture ! Certes, elle était encore loin, mais son cœur se gonflait tout à coup d’un fol espoir ! Il jappa de contentement.
– Chut ! chuinta la salamandre en agitant fébrilement la queue.
Le jeune loup baissa les yeux vers le petit animal dont la bouche s’étirait en un sourire encourageant. De ses pattes, il arrangea l’édifice, puis bondit un peu plus haut. Et recommença. Petit à petit, il voyait l’ouverture, là-haut, au-dessus de sa tête, s’agrandir. Il n’était plus très loin. Il décida d’attendre la nuit pour continuer, c’était plus prudent. Il se serra contre la paroi tandis que les branches et les cailloux pleuvaient toujours.
Il se rendit alors compte qu’il était immobilisé à hauteur du trou du grillon. Il avança le museau dans son entrée et chuchota :
– Eh, grillon ! Ce soir, je vais sortir du puits ! Tu viens avec moi découvrir le vaste monde ?
Un grognement lui répondit.
– Laisse-moi, je suis très bien ici. J’ai tout ce qu’il me faut !
Wilkenn n’insista pas.

Là-haut, le ciel s’obscurcissait. Tapi dans l’ombre, il attendait. Les branchages et autres objets jetés par tous ces animaux, qu’il n’avait pas vus, mais dont il avait deviné la présence, atteignaient maintenant presque le bord du puits. Il était rassuré. Alors, il tendit la tête vers les profondeurs et lança dans un souffle :
– Salamandre ! Tu es là ?
– Je t’écoute.
– Dis… Tu penses que je peux faire un deuxième vœu ?
Le drôle de petit rire grinçant s’éleva de nouveau.
– Ah, tu y crois donc ? Bien sûr, il n’y a pas de limite pour les vœux, pourvu qu’ils soient sincères.
Wilkenn déclara avec enthousiasme :
– Mon vœu est d’avoir la capacité de montrer à tout le monde que, même quand tout paraît perdu, il existe un chemin !
Ses paroles se propagèrent le long des parois, puis s’éteignirent doucement dans un soupir joyeux. Le puits avait accepté son vœu.

Quelques instants plus tard, il leva de nouveau les yeux. La nuit était là. Les chutes se firent plus rares, puis cessèrent complètement. Il attendit encore. Puis, soudain, tout là-haut, un scintillement attira son regard. Veïa ! Elle était prête à le guider ! Il reprit son ascension dans un parfait silence, éprouvant la stabilité de l’empilage avant de prendre appui dessus. Une brise légère commençait à caresser son pelage. Puis lui parvint une odeur de pins. Il entendait maintenant le vent dans leur ramure. La forêt ! Elle était là, elle l’attendait.

Il s’immobilisa quelques secondes, le souffle court, l’oreille aux aguets. Tout était calme. Il aspira une large goulée de cet air frais qui, pour lui, avait le parfum de la liberté, et, dans un dernier effort, se hissa sur ce qu’il restait de la margelle. Il faisait encore nuit. Il ne distinguait pas grand-chose dans l’obscurité, mais sentait l’espace tout autour de lui. Plus de murs pour l’entraver, plus de terre et de branchages pour tenter de l’ensevelir. Il avait de nouveau un avenir !

Soudain, dans la nuit noire, deux petites lumières jaunes s’allumèrent. Puis s’éteignirent, fugitives, pour se rallumer aussitôt. Posé sur une branche basse, un hibou le fixait. Wilkenn courba instinctivement l’échine. L’oiseau nocturne dégageait une aura qui imposait le respect. Une voix grave s’éleva dans l’ombre :
– Bravo, jeune loup, tu as réussi à sortir du trou. Tu ne t’es pas découragé. Tu as su utiliser ce qui était à ta disposition pour reprendre ta place dans la vie. Cette nuit, tu as appris une leçon. Puisse-t-elle te guider sur ton chemin.
Il étendit ses larges ailes, les agita, et disparut dans un froissement de plumes, emportant avec lui un tourbillon de feuilles mortes. Impressionné, Wilkenn resta un moment immobile. Une onde de chaleur parcourait tout son corps. Il sentait son cœur se dilater, s’emplir d’espoir et de joie.

La forêt fit de nouveau silence. Alors, il entendit un léger crissement tout près de lui.
– Ah ! Grillon ! Tu es venu ! Tu veux donc voir le monde ?
D’une stridulation hésitante, l’insecte brun répondit :
– Oh, je ne sais pas trop. C’est peut-être dangereux…
– Je serai là, ne t’inquiète pas. Il y a tant à découvrir, cela vaut bien un petit risque.
Le grillon se gratta la tête.
– Peut-être…
Tout à coup, un grand bruit retentit, accompagné d’un fracas de branches qui se brisent. Probablement un rocher qui s’était détaché de la colline et roulait vers le cours d’eau en contrebas. Le jeune loup et le grillon sursautèrent. Ce dernier, tremblant, redescendit précipitamment dans le puits en criant :
– Non, non, non ! Je reste ici ! J’ai tout ce qu’il me faut !
Sa voix se perdit dans les profondeurs. Un ultime murmure étouffé parvint à la surface :
– Je suis bien dans mon trou, pas besoin d’autre chose…

Wilkenn haussa les épaules. Il s’écarta de la bouche béante du puits, se ménagea un creux au pied d’un noisetier touffu et s’y roula en boule. La douceur de la brise nocturne, le gazouillis lointain de la rivière, l’odeur de mousse et de champignons eurent raison de sa vigilance. Dans la tiédeur de son abri de fortune, il s’endormit.

Wilkenn ouvrit un œil. Le jour s’était levé. La forêt bruissait maintenant d’une multitude de sons : chants d’oiseaux, fouissements de rongeurs, bourdonnements d’insectes, frémissements de feuilles, chutes de glands et de faînes, murmures du ruisseau, ondulations des fougères. Le jeune loup sortit de sa tanière éphémère et s’ébroua. Il joua un moment à attraper les taches de soleil qui dansaient sur le sol, au gré du balancement des feuillages. Puis il repéra une piste entre les arbres. Le nez au vent, il partit à l’aventure. Il tomba un peu plus loin sur un filet d’eau clair et chantant qui traversait le chemin, sautillant gaiement de pierre en pierre, entraîné par la pente. Il s’y désaltéra longuement. Par instants, des images de sa mésaventure lui revenaient en mémoire. Un sentiment d’oppression l’envahissait. Il regardait alors le ciel et s’emplissait de la vastitude du monde. Un peu plus loin encore, un papillon vint voleter autour de lui, puis se posa sur une branche. Wilkenn contempla les couleurs magnifiques dont se paraient ses ailes soyeuses, avant qu’il ne reparte de son vol incertain.

Le jeune loup avançait, rêvant à la beauté de la nature, quand un bruit agita soudain les fourrés tout proches. Un lapin surgit quelques pas devant lui, provoquant l’envol d’une nuée de moucherons posés là. Avisant le loup, le petit animal à la fourrure fauve se figea, ses longues oreilles dressées. Il s’assit prudemment sur le chemin, puis ne bougea plus d’un pouce, pétrifié. Seuls son pelage et ses moustaches étaient animés d’un tremblement involontaire. Wilkenn stoppa net. Les deux animaux se fixaient, immobiles. Le jeune loup sentit monter du fond de son être une force brute, sauvage. Elle lui commandait de bondir en avant pour se saisir la boule de poils apeurée. Malgré lui, ses babines se retroussèrent. De la bave envahit sa gueule. La forêt avait fait silence. Un coup de vent inattendu fit tournoyer la poussière entre eux deux. Quelque part, dans un claquement sec, un gland rebondit sur un rocher. Puis plus rien ne bougea. Les minutes s’écoulaient, interminables, quand soudain la voix de la salamandre résonna dans l’esprit du jeune loup. Il se rappela son vœu. Il pencha un peu la tête et considéra le lapin. Il voulait lui dire que, pour lui aussi, il existait un chemin. Il jappa et se mit à plat ventre. Le lapin expira longuement, remua plusieurs fois son nez rose, puis fit brusquement demi-tour et détala le long du sentier. Wilkenn regarda s’éloigner le petit être à la fourrure duveteuse, s’amusant du mouvement bondissant de sa drôle de queue blanche. Le cœur content, il se leva et reprit sa route à travers les bois et la campagne. Droit devant, guidé par son étoile.

 

Jeune loup gris au regard doux assis dans la forêt, incarnation de Wilkenn, le héros du conte

 

 

[i]  Wilkenn vient du mot « wilk », qui signifie « loup » en polonais. Un clin d’œil à ces loups gris venus de l’Est, pour certains originaires des Carpates, terre de mystères.

 

 

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