Un rai de lumière passe sous le volet. Il est plus gai qu’hier, non ? Je m’étire mollement. Tout à coup, la date du jour percute mon cerveau encore embrumé : 1er décembre ! Je rejette la couette et me lève d’un bond, descends quatre à quatre l’escalier, cours vers le calendrier pendu au mur de la cuisine. Là, en lettres noires : « Novembre ». Je déteste ce mois. Il me met le moral dans les chaussettes. Je me refais le film.
Dans les premiers jours, tout avait bien été. J’étais à Concarneau, les camions transportant les manèges de la foire de la Saint-Martin étaient arrivés fin octobre et j’avais regardé chaque jour les forains serrer les vis, tirer des câbles, installer les décors. Le 1er novembre, à 14 heures pile, toutes les lumières de la fête s’étaient allumées. Une musique différente avait jailli de chaque stand, à plein volume, créant une joyeuse cacophonie. L’odeur de la mer n’avait soudain plus existé : dans les allées, ça sentait les pralines et les croustillons. C’est vrai, la nuit tombait plus tôt, mais on ne s’en rendait pas encore bien compte, emportés par l’ambiance de la fête.
Et puis, comme chaque année, les jours s’étaient enchaînés, mornes, lents, gris. À quelques reprises, l’envie de jardiner m’avait saisie. J’étais allée à la fenêtre. Il pleuvait. Ou il faisait déjà nuit. Les rares fois où un rayon de soleil timide avait réussi à me convaincre de sortir, j’avais enfilé mes sabots et ma pesante doudoune, désormais nécessaire, empoigné un vieux râteau et ramassé les feuilles mortes en traînant des pieds. Les bourgeons étaient déjà là, mais je ne les voyais pas. Puis, malgré le changement d’heure, il s’était mis à faire nuit à l’heure du lever. Chaque matin, j’ouvrais les volets sur… rien. Tableau noir. Avec l’envie furieuse de me recoucher[1].
En novembre, même le frigo est triste. Oubliées les salades colorées de l’été, tomates, concombres, carottes, fenouil, radis croquant sous la dent. Place à la litanie des soupes. Courgettes aujourd’hui. Potiron demain. Poireaux et pommes de terre après. Et puis recommencer.
Le mois avait continué d’égrener ses jours sans lumière, grignotant mon énergie jusqu’à l’aspirer tout entière. Ne me laissant que la force et l’envie de m’enfouir sous les plaids. Et de me boucher les oreilles pour ne plus entendre la radio débiter ses messages pour le Black Friday. Marketing endiablé, consumérisme effréné, nausée…
Je m’ébroue, chassant loin de moi ces pensées sombres. Aujourd’hui, c’est terminé ! Une fois de plus, j’ai vaincu ce mois abhorré. J’arrache la page du calendrier et la roule en boule bien serrée. Un sourire satisfait aux lèvres, je l’envoie valser dans la corbeille à papiers. Je regarde dehors. Fait-il vraiment plus beau ? Le ciel est-il vraiment plus clair ? Objectivement, peut-être pas. Mais je sais que ce soir, sur le chemin du retour, des milliers de petites lumières allumeront les vitrines et les rues. Je sais que des cabanes de bois pimpantes ouvriront leur auvent, répandant alentour des odeurs de vin chaud et de sucre cuit. Je sais que, autour des décors féeriques — étoiles scintillantes, cadeaux enrubannés et sapins blancs — s’élèveront des musiques enjouées propices à ce moment. Qu’en quelques notes cristallines, elles me projetteront dans la joie de mes Noëls d’enfant.
J’ouvre la porte en grand, chausse mes bottes fourrées, remonte la fermeture de ma doudoune devenue soudain plus légère, et sors en sifflotant. J’inspire l’air froid et pur et descends en sautillant les quelques marches qui mènent à la rue. Interromps mon mouvement. Lève les yeux vers le ciel… Diable ! Comment ai-je pu ne pas les voir avant ? Regardez ! Tout emplis de promesses, sans tambour ni trompette, les délicats chatons du noisetier sont arrivés…
[1] La baisse de lumière, entre autres choses, peut favoriser ce qu’on appelle le « blues hivernal », ou, dans une forme plus grave, « la dépression hivernale ». Envie d’en savoir plus ? Cliquez ici : pathologie et traitement de la dépression saisonnière
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