Avril 1978
J’ai 13 ans. Mercredi après-midi. Je suis chez ma prof de piano. Aujourd’hui c’est chorale. Ça fait maintenant bien quatre ans que je fais partie de ce groupe. Un petit chœur sans prétention, juste les élèves des cours de piano et de violon. On est assis en rond dans le sous-sol d’une maison en meulière, le plafond est bas, les murs peints en blanc, une fenêtre à ras du sol amène un peu de lumière. J’aime bien cet endroit. J’aime bien chanter. J’aime bien retrouver les autres, surtout mes copines Claire et Catherine qui ont mon âge. Annie et Dominique sont plus grandes, elles ont au moins 16 ans. Elles chantent super bien. Elles m’impressionnent, je n’ose pas trop leur parler. Je suis dans les mezzos. On accompagne le chant des sopranes. Il y a de très beaux airs, ça me transporte à l’intérieur, ça vibre, ça explose, ça me remue le cerveau. Aujourd’hui on répète « Souliko ». Une chanson géorgienne, mais en français. J’aime beaucoup. Répétition par pupitre. Je bavarde un peu avec les copines pendant que les sopranes s’exercent. On se fait disputer. Faut dire, c’est un peu long d’écouter comme ça sans rien faire. Je triture la partition verte entre mes mains. « Dis-moi où es-tu Souliko-o-o-o ».
Ah, voilà, c’est notre tour. Toutes ensemble. « Où es-tu tombeau de ma mie ? » J’y mets tout mon cœur. Très jolie cette mélodie. Un peu comme une vague. De la beauté et de la tristesse. J’accompagne les mouvements de la musique en me balançant sur ma chaise. Je suis au deuxième rang. Il y a quelques filles devant moi. « Stop ! » crie la prof. « Laurence, tais-toi ! On reprend ». Laurence, c’est une de celles qui chante le mieux. Normal, la prof veut voir si on peut chanter sans son appui. On repart « Blanche fleur es-tu son tombeau ? ». « Stop ! Claire, tais-toi ! ». Claire est à côté de moi. Elle a la voix sûre, un bon soutien. C’est reparti. « Rossignol caché tout là-haut, réponds n’es-tu pas son tombeau ? ». « Stop ! Qui est-ce qui chante juste comme ça, avec cette belle voix ? » s’exclame la prof. Et Claire de dire « ben c’est Isabelle (c’est moi) ! ». La prof hausse les épaules « Non, ce n’est pas possible. On reprend ». Un instant, j’ai été fière, fière que pour une fois la prof m’entende, me voie même peut-être. Et puis tout s’est écroulé. Un courant glacé m’a traversée de la tête jusqu’aux pieds pour se dissoudre dans le sol. Je l’ai su à un moment au fond de moi que c’était moi qui chantais comme ça, mais ça a dû être une illusion, la prof a dit que ce n’était pas possible. C’est vrai, je suis trop nulle à côté des autres. Comment pourrais-je prétendre rivaliser. Elle a raison, je ne suis bonne à rien. En piano c’est pareil. Je fais toujours des erreurs. A l’école aussi, dès qu’il faut réciter un truc je bafouille. Cette chorale n’a pas besoin de moi. Que je chante ou non, c’est pareil.
La répétition s’achève. Je longe les trottoirs pour rentrer chez moi. Je regarde mes pieds. Peut-être que des oiseaux chantent, je ne les entends pas. Sans doute qu’il y a des fleurs dans les jardins des petits pavillons devant lesquels je passe. Je ne les vois pas. Peut-être qu’une légère brise printanière soulève mes longs cheveux. Je ne la sens pas.
Juin 1999
J’ai 34 ans. Depuis septembre, je fais partie de cette chorale de quartier. Que des femmes. Essentiellement des institutrices. Je ne connais pas bien ce milieu, mais j’aime bien être là. Elle est sympa, cette chorale, chaque chanson a une chorégraphie. C’est une amie qui m’y a amenée. Aujourd’hui c’est le concert de fin d’année. La salle est toute petite. J’ai un peu peur derrière le rideau noir. Je ne suis pas bien sûre de toutes les chorégraphies. On n’est que deux à avoir intégré le groupe cette année. Les autres sont là depuis longtemps. Allez c’est parti. Le rideau s’ouvre. Les chansons s’enchainent. « Utile » de Julien Clerc, magnifique. « La tantina de Burgos ». Marrante. Bon, ce n’est pas facile de faire les gestes tout en chantant. Je me concentre. Zut, je me retrouve devant. Je sens la transpiration me couler dans le dos. Je ne suis pas bien à l’aise, mais c’est sympa d’être en groupe comme ça. Et de chanter. Dernière chanson. « Start spreadin’ the news, I’m leavin’ today, I want to be a part of it, New York, New York ! ». Dernier pas, dernière note. Applaudissements. Saluts. Le rideau se referme. Les filles se congratulent. Je souris. Je suis contente. Soulagée aussi. Je déambule sur la scène en souriant. Je passe à côté de deux filles. Une brune et une blonde avec des cheveux frisés. C’est une des plus anciennes. Brigitte. Un peu la chef de bande. Je me dirige vers elle. Elle ne me regarde pas, elle parle à sa copine. Et j’entends. « … pas bien, là c’était pas super, c’est à cause des nouvelles, … ». Je n’entends plus. Mon sourire se fige. Je croise son regard bleu acier. Elle me fixe un moment, le visage fermé, puis se détourne. Je sens un froid s’installer à l’intérieur de moi. Plus de joie d’avoir fait se concert. Plus de joie d’appartenir à un groupe. Jamais je n’en ai fait partie d’ailleurs. Comment ai-je pu y croire un instant. Julien Clerc peut bien chanter « Utile », moi je suis parfaitement inutile. Juste bonne à faire foirer le concert. Comment ai-je pu penser une seule seconde avoir une place ici ? Julien Clerc se ramène encore dans ma tête avec son « Fais-moi une place ». Je n’ai pas su m’en faire une, normal, pourquoi on me ferait une place puisque je ne sers à rien ? Mes yeux se brouillent, envahis par une eau salée et amère. Je vais dans les coulisses. Je récupère mon sac. Mes clés de voiture. Je sors sans un mot, sans un regard, m’installe au volant et m’éloigne le plus vite possible de cet endroit. Plus jamais je n’ai croisé le regard d’une de ces choristes de quartier. Plus jamais je n’ai ressenti de joie à entonner une chanson. A chaque fois, le regard bleu acier est là, fixé sur moi. Plus jamais je n’ai chanté devant quelqu’un, même aux concerts je fais du play-back. Plus jamais je n’ai tenté d’intégrer un groupe, une association, à quoi bon, je ne leur servirais à rien.
Mars 2017
J’ai 51 ans. Le temps a coulé comme le sable du sablier. Je sais maintenant que ce qu’ont laissé en moi ces événements qui n’auraient pu être qu’anecdotiques est une blessure de rejet. Je sais maintenant que ce que j’ai pu me dire, « je suis nulle », « je ne sers à rien », « je n’ai rien à apporter », sont des croyances. Des croyances limitantes précisément. Comme tant d’autres du style « je suis trop vieille pour apprendre de nouvelles choses »,« je suis comme ça, je ne vais pas changer maintenant »,« je n’ai pas le droit à l’erreur ». Je sais qu’elles m’ont souvent empêchée d’avancer, de faire ce qui me plaisait vraiment. Et j’ai compris que non seulement ces croyances sont là, mais qu’en plus elles se renforcent toutes seules. Forcément : le moindre truc qui n’a pas le résultat escompté me confirme que je suis vraiment nulle. Et évidemment, comme je suis nulle, quand je veux faire quelque chose, je me dis que je ne vais pas y arriver. Parfois je n’essaye même pas. Parfois je le fais malgré les feux stop qui explosent devant mes yeux, et ce n’est pas parfait, donc c’est bien ce que je pensais, je suis nulle. Je me souviens cette fois où j’ai dû parler devant 200 personnes pour présenter un projet informatique, mes mains tremblaient, ma voix aussi, ma gorge était sèche, à la première question qu’on m’a posée, le noir dans mon cerveau, plus rien, juste l’envie de fuir. Plus jamais ça. Trop nulle. Je me souviens cette envie impérieuse de peindre. On me disait que j’étais douée pour le dessin quand j’étais petite. J’ai tout acheté, je me suis isolée et quelques heures plus tard, j’ai vu ce truc immonde qui ressemblait à l’œuvre d’un enfant de 4 ans, et encore. Plus jamais ça. Trop mauvaise. Je me souviens de ce désir de changer de vie, de devenir professeur des écoles, pour être près des enfants, les miens, ceux de la classe. Ce rêve qui me faisait vibrer, cet avenir que j’imaginais, joyeux et plein de rires. L’inscription au CNED, le travail sur les cours. Difficile. A. Bentolila. Je ne comprenais pas grand-chose. Et ce premier devoir que j’avais soumis à la sagacité d’un prof qui m’est revenu avec une note médiocre (12, à l’époque impossible de voir ça comme un encouragement, juste un « je ne suis pas à la hauteur » de plus). Les livres du CNED au fond du tiroir, le rêve balayé d’un revers de main, « ce n’est pas pour toi », « tu n’y arriveras jamais », « tellement de personnes sont meilleures que toi ». Plus jamais ça. Trop bête.
Je me rappelle tout ça. Mais le prisme à travers lequel je regarde la vie a changé. A force de lectures, d’écoutes, de partages autour du développement personnel. Un des présupposés de la PNL s’impose à mon cerveau : « l’échec n’existe pas, ce n’est qu’un feed-back ». Comprendre que de toute critique on peut tirer un enseignement. Comprendre surtout que la critique ne s’adresse pas à moi en tant que personne dans son entièreté, mais à moi dans un rôle. Moi dans le rôle de chanteuse dans une chorale, moi en tant qu’oratrice dans un amphithéâtre, moi en tant qu’étudiante. Comprendre aussi que le pire juge que j’ai eu c’est moi-même. Le comprendre, l’intégrer, le ressentir.
Essayez ça, tiens, la prochaine fois que vous vous sentirez nul, imparfait, pas à la hauteur, la prochaine fois que vous sentirez une croyance limitante vous tirer en arrière par les bretelles (ok, plus personne ne met de bretelles à part Christophe Maé) : changez d’angle de vue. Discutez cette croyance, trouvez d’autres interprétations : par exemple, si on vous dit que votre exposé n’était pas bien, et que vous vous dites que vous êtes nul(le) pour faire des présentations en public, dites-vous plutôt que la personne n’était pas intéressée par le sujet, qu’elle était fatiguée, qu’elle n’aime pas le rouge et que du coup votre chemisier lui a déplu, tout ce qui vous passera par la tête comme interprétation différente. Pensez aussi aux autres fois où vous avez fait des exposés et avez eu des retours positifs. Aux autres personnes qui vous ont félicité pour cet exposé-là. Peut-être bien que vous vous focalisez sur une seule réaction et que vous en oubliez toutes les autres. Et fort(e) de tout ça, revivez la situation, imaginez la personne qui vient vous dire que votre exposé n’était pas bien. Soyez attentif à ce que vous ressentez maintenant. C’est mieux ?
Et puis ne faites pas ce que j’ai fait à maintes reprises. Si vous n’osez pas faire quelque chose, si vous avez peur, faites-le quand même. Si le résultat de votre action ne vous plaît pas complètement, si les retours ne sont pas tous dithyrambiques, n’arrêtez pas, recommencez. J’ai aussi appris cela : on ne peut progresser qu’en sortant de sa zone de confort, cet endroit douillet où on ne risque rien, où on maîtrise tout ce qu’il y a à faire, où on réussit quasiment à coup sûr, où on est reconnu, où on est bien. Bien, mais pas forcément complètement heureux, pas forcément complètement rempli, pas forcément complètement soi. Et sortir de cette zone de confort, c’est avoir peur, c’est ressentir de l’inconfort, c’est faire des actions imparfaites. S’autoriser à en faire. Et même les faire avec joie en se disant qu’elles ouvrent la voie au progrès. Et recommencer, encore et encore. Parce que faire 1000 choses différentes une seule fois ne vous apprendra rien, alors que faire 1000 fois la même chose vous mettra sur le chemin de l’excellence.
J’ai 51 ans donc. Enfin 52 dans quelques jours. Mon rêve depuis des dizaines d’années c’est écrire. Je me sens tellement bien quand j’écris. L’impression de m’immerger dans un monde différent, de me connecter à une source d’où jaillissent les mots, comme une eau fraîche qui vient sautiller sur les rochers. Le plaisir d’enchaîner ces mots, de les polir, de les assembler, de les faire danser. Plusieurs fois on m’a dit que je devrais écrire. Il y a bien longtemps, je devais avoir une vingtaine d’années, quand j’avais écrit un article pour le journal local sur une figure du quartier qui nous avait quittés pour toujours. Au bureau du temps où on faisait encore des notes et pas des mails en style télégraphique, voire des sms en langage mystique. Lors de formations où il fallait rédiger de petits textes. Mais bien sûr, comme j’étais nulle et que je n’avais rien à apporter, c’est resté un rêve. Pas un mot n’a été couché sur le papier. Mais c’est terminé. Aujourd’hui je m’autorise à faire des choses imparfaites. Plusieurs écrits sont rangés dans les tiroirs virtuels de mon Mac, et depuis janvier j’ose en partager quelques-uns avec vous ici. Au début, j’ai désactivé les commentaires. Ça m’a demandé des efforts de me rappeler que le feed-back fait grandir, que ce n’était pas moi en entier qu’on jugerait mais mon texte, que chacun a sa propre représentation de ce qui l’entoure, sa « carte du monde » diraient mes amis PNListes, et qu’il est normal que tout le monde ne voie pas les choses de la même façon. Et puis comme dirait mon ami Boris, en activant les commentaires, je n’étais pas à l’abri de recevoir un commentaire positif. Il m’a bien fallu l’admettre. Si Charles Aznavour nous dit « cela m’ a pris du temps avant que je renonce », je dirais « cela m’a pris du temps avant que j’ose ». Mais le plaisir est immense, même si mes textes sont courts (enfin, c’est un point de vue, vous êtes peut-être en train de vous dire que c’est fichtrement long…), même si vous êtes cinq ou six à les lire, même si j’aurais pu faire mieux, mais si tant de gens font mieux…
Alors, je vous le demande : quel est votre rêve ? Qu’est-ce qui vous fait vibrer ? Que voudriez-vous faire qui ferait que vous seriez en parfait accord avec vos valeurs, avec vous-même ? Avez-vous une envie enfouie ? Un truc que vous n’avez jamais osé partager, que vous avez eu peur de cultiver, que vous avez caché au fond d’un placard ? Rappelez-vous ça : c’est oser les actions imparfaites qui vous fera grandir. C’est les répéter plusieurs fois qui vous fera progresser. Vous ne risquez rien à vous exposer, ce n’est pas vous que l’on jugera, votre personne ne sera pas remise en cause. Chaque retour que l’on vous fera vous aidera à vous améliorer. C’est à rester cacher que vous prenez un risque. Le risque de passer à côté de ce qui vous mettrait en résonance avec la vie.
Alors, quelle est la première petite chose que vous pourriez faire pour cheminer vers votre rêve ?
Belle journée à vous, mes chers amis…
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43 ans.Mêmes constats.Et depuis que j’ose,une nouvelle vie. Merci !
Super ! Belle route à vous !