Lundi matin. Je gravis un peu vite les marches de la station de métro. Le souffle un peu court. Le cœur un peu pressé. Aujourd’hui, c’est le premier jour de mon stage de psycho. Nécessaire pour valider ma dernière année de licence. Debout au milieu de la place, je respire profondément. Pour tenter d’apaiser mon esprit. Tiens, c’est jour de marché. Un coup d’œil à ma montre. Vingt-cinq minutes d’avance. J’ai eu si peur d’arriver en retard. Je déambule entre les étals. Des empilages plus ou moins stables de fruits et légumes côtoient des étals de viande et de poisson. Un peu plus loin, ce sont ces fabuleuses pyramides d’épices en poudre qui exhalent leurs parfums d’orient. Là encore des acras et des boudins antillais. Par ici des nems et par là des brochettes d’agneau. Il est encore tôt, à peine l’heure des croissants, et pourtant ces parfums entremêlés titillent les papilles. Mais j’ai du mal à en profiter. Ça tourne dans ma tête. Comment va être ce nouvel environnement de travail ? Qui vais-je rencontrer ? Comment cela va-t-il se passer ?

Un poids persistant au creux de l’estomac, j’emprunte une rue tortueuse en légère montée. C’est là que je passerai désormais mes journées. Au CAJ des Chardonnerets. CAJ. Centre d’Activités de Jour. « Établissement qui accueille des adultes en situation de handicap mental, reconnus inaptes au travail en milieu protégé, sans troubles graves du comportement ». J’ai relu la brochure dix fois. Comme si entre les mots, derrière les images, à travers le papier, je pouvais découvrir mon avenir dans ce lieu. C’est là. Nouveau coup d’œil à ma montre. Encore légèrement en avance. Un peu en retrait, derrière l’angle du bâtiment, je regarde des personnes entrer. Allez, j’y vais. Interphone. Bouton. Quelques mots bafouillés. « Euh… Bonjour, je viens pour un stage… Voir Coralie. Euh… Psychologue ». Silence métallique. Mains moites. Attente. Finalement la porte s’ouvre.

Le CAJ est au premier étage. Je monte les marches en regardant les photos accrochées au mur. Photos de groupe. Costumes colorés, visages radieux, bras levés vers le ciel. Arrivée dans le couloir long et jaune, je croise quelques personnes. Toutes me saluent poliment. Je souris timidement. Coralie, ma directrice de stage, m’accueille sur le seuil de son bureau. Elle a largement vingt ans de moins que moi, c’est un peu étrange. Mais bon, c’est ça de reprendre ses études à presque cinquante ans ! Elle m’explique que chaque matin commence par un café dans la cuisine. Je pose mes affaires dans un recoin du petit bureau et la suis.

La cuisine est assez vaste. Avec un balcon peuplé de plantes chétives disposées dans des pots décorés. Près de l’évier, une cafetière glougloute. Des personnes passent. Coralie me présente : « Isabelle, ma nouvelle stagiaire ». Je tente de retenir les noms. Et je suis vite confrontée à un problème : la personne qui me tend la main est-elle un « adulte », c’est comme ça qu’ils semblent désigner les personnes accueillies au CAJ, ou un professionnel ? Pour certains c’est évident, notamment ceux porteurs de trisomie 21. Pour d’autres, beaucoup moins. Plusieurs ne parlent pas, d’autres ne tendent pas la main. Un grand jeune homme baraqué entre en hurlant, un autre m’embrasse sur les cheveux. Je me colle au frigo. Je ne sais pas que faire de moi. J’affiche un sourire de façade tout en tentant en vain de disparaître dans mon coin. Une jeune femme à la figure lunaire me demande un café. Je prépare une tasse, puis entends dans mon dos « Voyons, Paula, tu sais bien que ce café-là est réservé aux professionnels, tu en trouveras pour toi dans la salle de pause ». Je me retourne, ma tasse inutile dans la main. Inutile. Comme moi. En trop dans cette cuisine inconnue. Ai-je fait le bon choix en entreprenant ces études ? Je voulais en découvrir davantage sur l’âme humaine, le fonctionnement des esprits. Pouvoir soigner aussi. Soulager. Mais vais-je être à la hauteur ? Est-ce fait pour moi ? Suis-je faite pour ça ?

Coralie me montre des panneaux blancs accrochés au mur. Dessus, les activités proposées aux adultes pour cette journée. Chant, danse, peinture, informatique, orthophonie, musicothérapie. Chaque adulte prend son étiquette et vient la coller sous l’activité qu’il souhaite faire ou qui est planifiée pour lui. Je me rends compte que peu savent lire. Une photo est collée à côté de leur prénom. Les professionnels en aident certains à se positionner. Il y a là des éducateurs et éducatrices, une orthophoniste, une musicothérapeute, une psychomotricienne, une assistante sociale, la directrice et Coralie, la psychologue. Je retourne avec cette dernière dans son petit bureau où elle m’explique en quoi consiste son travail : mener des entretiens individuels avec les adultes qui le souhaitent, participer à l’élaboration d’un projet individualisé pour chaque adulte, rencontrer les familles, participer aux réunions de service, et d’autres choses encore. Et puis elle a aussi organisé un « groupe de parole » avec une des éducatrices. Elles accueillent chaque semaine un groupe de cinq adultes et animent des discussions collectives. D’ailleurs c’est dans un quart d’heure, je vais y participer.

Les chaises sont installées en rond autour d’une table basse aux pieds branlants. Dessus, quelques cartes portant chacune un smiley. Les adultes entrent. Paula, Michelangelo, Caroline, Benoît, Salim. Certaines mains se tendent, d’autres se tordent ou se cachent. Chacun prend place. Ils sont invités à tour de rôle à parler de leur humeur du jour. Pour cela ils choisissent le smiley qui y correspond le mieux et expliquent leur choix. Je repense à ce petit carnet posé sur ma table de nuit sur lequel je note sur 10 ma météo intérieure quotidienne. Cela me prend quelques secondes. Mais pas pour eux. Benoît prend la parole et un smiley souriant. Il affiche une mine réjouie. Coralie le questionne sur son choix. « Parce que je suis content ». « Et qu’est-ce qui te rend content ? ». « Je sais pas ». « Tu es content depuis ce matin ? ». « Oui ». « Que s’est-il passé ce matin ? ». « Je sais pas ». Je regarde Salim qui est assis sur ses mains. Il tremble. « Salim, veux-tu nous parler de ton humeur ? ». « Je sais pas ». « Comment te sens-tu ? ». « Je suis très fatigué ». « Peux-tu prendre la carte qui correspond ? ». Salim hésite. Prend celle du smiley malade. « Tu es malade ? ». « Non ». Caroline veut parler. Je regarde son visage. Il est déformé. Sa bouche est tordue sur un côté. Elle porte des lunettes aux verres épais. Elle est habillée avec soin, elle arbore de gros colliers, elle est maquillée. Elle émet des sons. Je ne comprends pas. Coralie l’aide. Quelle est son humeur ? « Amoureuse ». Mon cœur se serre. Bien sûr, amoureuse, pourquoi ne le serait-elle pas ? Son après son, ses mains volant et se tordant comme celles d’Edith Piaf, elle décrit une vie avec un mari et des enfants. Sa vie de rêve. Je force le demi-sourire que j’ai posé sur mes lèvres au début de la séance à rester en place. Michelangelo parle à son tour. Humeur triste. Il tente d’en expliquer la raison. Les mots ne viennent pas. Il tape du pied et s’énerve. Paula pleure sur sa chaise. C’est toujours pareil, elle ne peut jamais parler. Mais ne peut répondre à la question sur son humeur. La discussion se poursuit un peu, autour de leur vie au CAJ. Rapidement, les adultes sont fatigués. C’est l’heure de déjeuner. Après une rapide synthèse, ils prennent congé.

Le self est de l’autre côté du couloir. Je me mets dans la file d’attente, avec Coralie et Eva, l’assistante sociale. Tout le monde déjeune ensemble, adultes et professionnels. Je m’assieds en face d’un jeune homme souriant. Julien. Il a des difficultés à se servir de ses mains et semble avoir un problème de vision. Il a l’air joyeux. Jeune. D’emblée il me parle de son idole, Daniel Guichard, dont il connaît toutes les chansons. Il raconte les concerts auxquels il a été, la télé, les émissions de radio. La radio qu’il écoute tout le temps. Surtout RTL. Il parle de chaque animateur avec passion. Le flot de parole semble ne jamais se tarir. Je souris et j’acquiesce, je lui parle un peu de chansons. Pas de « Mon vieux ». Trop dur. Peu à peu, j’oublie ses mains mal coordonnées et ses yeux qui ne peuvent se stabiliser. On parle des Grosses têtes et des meilleures répliques de Question pour un champion. « C’est la mer noire ! ». Je ris avec lui.

Soudain des éclats de voix en provenance du couloir tétanisent la salle. Les professionnels se précipitent. Thomas, un jeune homme de stature imposante, fait de grands gestes et crie sur Slimane, qui s’est accroupi et protège sa tête de ses mains. Les autres adultes regardent, sidérés. Un accroc dans le déroulement balisé de la journée. Le plus costaud des éducateurs arrive à éloigner Thomas. Il faudra beaucoup de mots pour le calmer. Beaucoup de mots pour faire en sorte que Slimane se relève. Et encore beaucoup d’autres mots pour que tout le monde reprenne le cours de sa journée. Je regarde les éducateurs et les éducatrices. Sacré métier.

*

Les jours ont passé. Je suis dans la cuisine. Je me sers une tasse du café que la directrice a dosé. On m’a prévenue qu’elle était très pointilleuse sur les proportions, je ne me suis jamais risquée à le préparer. Les adultes arrivent un à un. Ils me saluent en m’appelant par mon prénom. Je connais celui de chacun. Je sais à qui je peux tendre la main et je sais qui se reculera en se recroquevillant si j’esquisse un mouvement. Sami s’avance. Il a à peu près le même âge que moi. Des années qu’il est là. J’ai passé pas mal de temps avec lui. Sans réfléchir, je m’avance vers lui pour lui faire la bise. Les regards convergent. Entorse au protocole. Il ne sait que faire. Je bafouille. Je présente mes excuses à Sami. Je serre fort ma tasse de café et vais me réfugier près du frigo. Julien arrive. Il est joyeux. Il parle de Daniel Guichard. Et de Questions pour un champion. Il s’exclame « c’est la mer noire ! ». Je m’éloigne un peu du frigo. On rit ensemble.

Je les regarde accrocher leurs étiquettes en dessous des activités du jour. Petit à petit, j’ai découvert leurs histoires. Paula, quarantenaire trisomique dont la mère est alitée toute la journée et que le grand frère terrifie par ses mots et ses gestes violents. Passionnée de danse. Julien, né grand prématuré, déclaré en mort clinique, souffrant de problèmes locomoteurs, de déficience visuelle, d’épilepsie, tandis que sa sœur jumelle ne souffre d’aucun handicap. Enfant non reconnu par son père, qui le voyait furtivement certains week-ends et dont la mère est morte d’un cancer sous ses yeux puisqu’elle a refusé l’hospitalisation et a fini sa vie à la charge de ses deux enfants. Très intéressé par l’informatique. Michelangelo, opéré à cœur ouvert à 2 mois, en réanimation pendant les 20 jours suivants, avec de multiples épisodes de convulsions. Rejeté par son père. Il semble constamment se perdre dans les méandres de sa mémoire. Acteur dans une troupe de théâtre. Virginie, trisomique de 20 ans, violée par le chauffeur du bus qui l’amenait au centre. Passionnée de cuisine. Sami, né prématurément, victime d’un spasme du sanglot, interdit de voir sa sœur qui le frappait. Star du karaoké.

Je les observe. Je suis frappée par le sort qui s’acharne sur eux. Comme si être handicapé ne suffisait pas. Comme si la vie devait leur en infliger davantage encore. Chaque histoire est une succession de drames. Et pourtant ils sont là et ils sourient. Ils collent leurs étiquettes en semblant ne penser qu’aux quelques heures qui viennent. Au plaisir qu’ils prendront à chanter, à danser, à pétrir la pâte d’une future tarte au chocolat. Et moi ? Combien de fois me suis-je pris la tête pour une chose futile ? Combien de problèmes sans grande importance ai-je laissés me dominer ? Quand ai-je profité pleinement de l’instant présent sans me noyer dans un futur incertain ou un passé envahissant ?

Coralie me tire de mes pensées. Ce matin, nous rencontrons la maman de Jacques. L’échange avec les familles est une partie du travail de l’équipe du CAJ. Certaines fois lors de fêtes comme pour Noël ou la galette des rois, d’autres fois en entretien individuel. Pour avoir une vision de l’adulte dans son ensemble, comprendre sa vie et ses difficultés en dehors du centre, soutenir la famille. Nous nous installons dans le bureau de Coralie, avec l’éducatrice référente de Jacques. La maman arrive, un peu sur la réserve. Elle est venue du Sénégal avec ses deux fils, handicapés mentaux tous les deux, et ses deux filles qui font de brillantes études, à Paris et à Berlin. Elle est venue en France pour trouver des structures d’accueil pour ses fils. Chez elle, il n’y en a pas. On y dit que les enfants handicapés mentaux ont le mauvais œil. On les cache, on les ignore, on les rejette. Contrairement à son frère, Jacques n’est pas violent. Il ne parle pas. Il se déplace sans bruit. Il sourit. Il renifle les personnes qui sont près de lui. Aucune explication n’a pu être fournie pour ce handicap. Sa maman lui fait faire plein de tests. On sent que pour elle, connaître la cause est essentiel. Mais il y a quelques mois, les cartes de séjour de la famille ont expiré. Un avocat a pris les choses en main. Pour se rendre compte au bout de six mois qu’il manquait un papier. La demande a été refusée. Il faut tout recommencer. La maman est épuisée. Elle sait que le centre ne peut pas continuer à accueillir un adulte en situation irrégulière. Elle ne demande rien. Elle ne supplie pas. Une larme glisse lentement le long de sa joue creusée par le manque de tout. Elle se redresse. Elle demeure droite et digne et finalement s’en va en remerciant tout le monde. Et je reste là. Avec l’envie furieuse partir en croisade pour trouver une solution, de lui courir après pour la consoler, de la cacher chez moi. Tout en sachant que je ne bougerai pas. Que l’institution doit respecter la loi. Le centre va garder Jacques jusqu’à la fin du mois, et puis on verra. Son sourire manquera à certains, d’autres ne remarqueront pas qu’il n’est plus là. Et peu à
peu tout le monde oubliera…

Cet après-midi, c’est atelier de chant. J’attends dans le couloir jaune fané. Je regarde les dessins et les photos qui tapissent les murs. Les annonces pour les élections de représentants des adultes. Les propositions d’activités sportives. Les représentations théâtrales. Les anniversaires à souhaiter. Puis mes yeux se posent sur une feuille blanche punaisée un peu de travers. Y est imprimé un texte écrit par les adultes peu après les derniers attentats. Je le parcours : « C’est important pour nous d’écrire ce qui s’est passé ce vendredi 13 novembre. Il y a eu un attentat à Paris. C’était au Bataclan, une salle de concert, et devant un restaurant. Au même moment il y a eu des explosions au stade de
France. Beaucoup de monde a été tué. Des méchants hommes avaient des armes et des bombes. Ils ont tué plus de 100 personnes qui n’avaient rien fait pour ça, c’est beaucoup. Les gens sont malheureux. Ça fait très mal de perdre des personnes que l’on aime. Nous, on ne connaît pas tous ces gens, mais on est triste quand même. Très triste parfois. On a un peu peur que ça recommence, un peu peur que ça nous arrive. Tout ça est très violent. Nous, on est contre la violence. Nous, on veut que tout le monde vive bien ensemble, que l’on s’aide,
que l’on se soutienne, que les gens s’aiment. Ça, c’est la paix. Alors au CAJ on a fait un panneau avec le mot PAIX écrit dessus. On a dessiné 4 grandes lettres et collé des bouchons. Ce travail a pris plusieurs jours pour être fait tous ensemble. On a voulu montrer à tout le monde qu’on est solidaire nous aussi. Et c’est aussi pour dire que l’on pense à tous ceux qui sont morts, vivants, et aux gens qui ont sauvé du monde. Nous, on veut la paix pour tout le monde ». J’ai la gorge serrée. Pourtant, il va falloir chanter…

Vincent, un des éducateurs, a sorti sa guitare. Il est assis sur une table. Les adultes arrivent et s’installent en rond autour de lui. « Alors, vous voulez chanter
quoi ? ». Un classeur avec des paroles de chansons circule. Certains regardent. D’autres pas. Ils ne peuvent pas lire. « Claude François » ! D’accord, allons-y pour Alexandrie, Alexandra. Quelques accords de guitare. Les voix s’élèvent. Certaines timides, d’autres plus assurées. Paroles approximatives, tempo pas toujours respecté, mais ferveur partagée. « Ah Aaah ». Les bras se tendent d’un seul coup vers l’avant. « Ah Aaah ». Les poings se serrent et se collent aux torses. « Les sirènes du port d’Alexandrie ». Les bras se tendent vers le ciel et commencent à se balancer. Pas vraiment en rythme. Parfois ils se cognent. Les regards brillent. Je commence à chanter. Paula se lève et se met à danser. Sami me donne un coup de coude : « Tu as vu comme je chante bien ? » Une autre ? Quelques accords de guitare. Les mains commencent à frotter les épaules comme pour chasser des poussières invisibles. « Sapés comme jamais, sapés comme jamais ». Je suis le mouvement et me lève « Loulou et Boutin ». Un pas à droite. « Coco na Chanel ». Un pas à gauche. « Haut les mains, haut les mains ». Vers le haut, vers le bas. Plus rien n’existe. Plus de courses à faire, plus d’impôts à payer, plus d’avenir à tracer. Rien. Juste l’enchantement de cet instant. Certains chantent faux ? D’autres se trompent de paroles ? L’un lève les bras quand les autres les baissent ? Je n’entends pas. Je ne vois pas. Je ressens. La joie d’être ensemble, la vibration de la musique, le bonheur du partage. Je suis un peu sonnée par cet afflux d’allégresse.

*

Aujourd’hui c’est le dernier jour de mon stage. Je pousse la porte du CAJ. Je salue chaque personne que je croise. Sourires, poignées de main. Je connais tout le monde. Je suis heureuse de les retrouver, d’être là. Je pose mon manteau et file dans la cuisine. Je prépare le café et le mets à couler. Louis me parle de la guerre, des blindés, de la libération, livre des anecdotes sur la résistance et radio Londres. Il est tout jeune et passionné d’histoire. Ses connaissances semblent infinies. Je pense un instant au Mémorial Charles de Gaulle de Colombey qui m’a tant émue. Comme j’aimerais l’emmener ! Julien arrive tout joyeux. « C’est la mer noire ! ». Je ris avec lui. Je prends des nouvelles de Julien Courbet et de Daniel Guichard. Tout à l’heure, je vais le recevoir seule en entretien. Coralie me laisse faire, pour mon dernier jour. J’ai un peu peur. Comment cela va-t-il se passer ? Vais-je savoir le mettre en confiance ? Lui poser les questions qu’il faut ? L’aider à élaborer sa pensée ? Pour l’instant, ne pas y songer. Profiter de chacun. L’atelier cuisine se met en place. Virginie sort les ingrédients, Sékou met en place la balance, Fadila sort les moules, Adam allume le four. Jahia a ceinturé autour de ses hanches un long tablier en wax aux tons orangés et bleu profond. Elle tient une spatule à la main. Je sais qu’elle attend pour tourner la pâte puis lécher consciencieusement sa cuiller en bois. Bientôt la cuisine se parfumera d’effluves corsés de chocolat.

Onze heures. Je suis assise dans le bureau de Coralie. Je tortille machinalement un élastique entre mes doigts. Deux coups frappés à la porte. Julien s’installe. Je lui demande de quoi il veut parler. Je m’attends à un compte rendu de la dernière télé de son chanteur préféré, à un rapport sur la vie de couple de Cyril Féraud ou à la blague de la mer noire. J’en suis pour mes frais. Julien connaît le cadre de cet entretien. Il sait ce qu’il peut y confier. Il me parle de ses dimanches d’enfance. Parfois son père venait le voir, lui et sa sœur, en coup de vent. Mais il ne savait jamais quand. Forcément, il avait d’autres enfants, il vivait avec eux, eux, ils portaient son nom. Alors chaque dimanche, dès dix heures du matin, Julien écartait le rideau et se collait à la fenêtre. Il attendait. Souvent pour rien. Et quand certains jours il voyait son père arriver au bout de l’allée de l’immeuble un peu délabré, il cherchait des yeux ses mains. Y avait-il un cadeau ? Un gâteau ? Juste un bonbon peut-être ? Il fouille dans sa poche, en sort une petite boule de tissu un peu sale qu’il déplie soigneusement. En émerge une petite voiture style Majorette. Une Simca 1000. Il ne sait pas ce que c’est, il est jeune, il n’en a jamais vu. Il me la tend comme un trésor. Nous l’admirons ensemble. Le cadeau de son père pour ses dix ans. Il la range précautionneusement. Puis son regard qui a en permanence du mal à se fixer s’enfuit dans un coin du bureau. Il détourne la tête. Et commence à parler de cet oncle. Cet oncle qui lui paraissait immense. Cet oncle qui avait un dragon tatoué sur le bras. Cet oncle qui tournait la clé dans la serrure après être entré dans sa chambre. Cet oncle qui s’approchait trop près. Cet oncle qui le touchait. Et soudain l’ombre qui recouvrait son visage s’envole et son regard s’éclaire. « Tu sais que j’ai des places pour Daniel Guichard à l’Olympia ? ». Une pirouette et il s’en va.

Voilà, dernier repas, dernier café, dernière réunion, celle où toute l’équipe construit ensemble les projets personnalisés des adultes, pour faire en sorte d’adapter leur prise en charge à leur situation, pour qu’ils soient heureux, en sécurité, et fiers de progresser. Quelques projets de sorties, un projet de voyage, de fête de fin d’année. Beaucoup d’énergie à déployer, beaucoup d’instants de joie à distribuer. Pour fêter mon départ et remercier mes hôtes, j’ai apporté du cidre et des gâteaux. On trinque. J’ai la gorge serrée. Une nouvelle stagiaire va arriver et ce pan de vie va pour moi se refermer. Tour à tour, mes collègues éphémères s’en vont. Je suis seule maintenant. J’enfile mon manteau. Une dernière fois je regarde les photos, les dessins colorés. Mes yeux s’attardent sur le texte des attentats. Mon regard se voile. Je cours vers la sortie et me précipite sur le trottoir. J’aspire avec avidité l’air de la rue. J’entends la porte se refermer derrière moi. Je repense à mon inquiétude du premier jour, à mes doutes, à mes hésitations, à mon envie de me cacher. J’attendais alors ce dernier jour avec impatience. Comme j’aimerais maintenant retourner au premier ! C’est que je ne savais pas à ce moment-là que ces murs cachaient tant d’amour. De l’amour à donner, certes, mais surtout de l’amour à recevoir. Maintenant je sais. Je ne sais pas si je ferai de la psychologie mon métier, je ne sais pas si cette envie va se concrétiser, mais je sais qu’il est quelque part dans cette ville, non loin des odeurs d’épices et de fleur d’oranger, au détour d’un couloir jaune un peu délavé, un endroit où je pourrai venir me désaltérer quand ma soif d’humanité aura besoin d’être étanchée. Alors je m’éloigne tranquillement, sourire aux lèvres, le cœur plein et léger.

Chardonneret

© Copyright Isabelle Roche – 2019 – Tous droits réservés
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