Je publie l’histoire de cette rencontre en premier, parce qu’il s’agit de l’histoire fondatrice. C’est celle qui m’a donné envie de raconter de tels moments. Parce que parfois échanger avec quelqu’un ne serait-ce que quelques mots, un regard, un geste, a des conséquences qu’on ne soupçonne pas tout de suite sur la vie. Et puis on y pense, on y repense, avec douceur. Et ces rencontres nous tiennent la main, nous font sourire ou pleurer, nous rendent nostalgique ou joyeux, nous font courir ou nous arrêter. Et quoiqu’elles fassent, elles nous accompagnent sur le chemin…


 

Vendredi matin. On est en mars. Je vais passer le week-end à Concarneau avec deux amies. C’est la première fois que je pars comme ça un week-end, en laissant la famille pour prendre un moment juste pour moi, pour mon propre plaisir. J’ai dû escalader des montagnes de culpabilité, faire taire les petites voix racontant qu’une bonne mère ne laisse pas ses enfants, ne serait-ce qu’un week-end, que c’est égoïste de prendre du temps pour soi, que je ne le mérite pas… Mais je suis passée au-dessus. Pour la seule fois de ma vie, je l’ai fait. Et c’est maintenant.

J’arrête la voiture devant la gare de Lorient. Je dois récupérer mes amies au train, et puis en route vers la ville bleue. Ce midi on mangera des crêpes chez Ti Clémentine, et ensuite on ira à la thalasso. Je ne suis jamais allée dans une thalasso, encore une première. Je suis très en avance. Je vais aller faire une petite balade dans le coin. J’attrape mon sac, ferme les portières et enquille un escalier qui part face à la gare. Ouf, ça me fera du bien la thalasso, rien que ces quelques marches me font mal aux jambes. Je débouche sur un petit square orné d’un toboggan jaune et bleu, cerné de voitures. J’envisage de me poser sur un banc et de lire un moment. Puis je remarque l’église toute proche du square. Une grande bâtisse grise. Les murs de côté sont enduits de ciment. Je serais bien dedans pour lire un peu, j’y serais à l’abri du vent.

Je m’avance vers le porche. La façade est plus jolie que ne l’auraient laissé penser les côtés. Une église bretonne. Un clocher élevé. Un beau mariage entre la rugosité du granit et l’élégance des ornements. Je pose la main sur le mur. J’aime le contact de cette pierre froide qui au creux de ses aspérités grises laisse étinceler des fragments de mica. Je rentre. Il fait sombre. Le silence est profond. Un peu de lumière de cette toute fin d’hiver filtre à travers les vitraux sans couleur. Je m’appuie sur les dossiers des derniers bancs. Le bois est doux sous mes paumes. Je m’imprègne de l’ambiance intemporelle qui me ramène vers mon enfance. Oui, je vais m’installer là et lire un moment en attendant l’heure du train.

La porte émet un long grincement. Le ronflement d’un moteur parvient jusqu’à l’intérieur de l’église. Je me retourne. Un homme assez corpulent, entre deux âges, portant un gros sac kaki, entre dans le bâtiment et va s’asseoir dans la travée de gauche en trainant un peu les pieds. Il me regarde. Je lui souris en le saluant. L’homme se met à me parler de la statue de la vierge. Il est scandalisé parce que le prêtre l’a déplacée pour un mariage, parce que les mariés ne voulaient pas la voir. Alors que lui vénère la sainte femme. J’écoute sans bien comprendre, je hoche la tête en disant « oui oui » de temps en temps. Je jette un œil à ma montre et cherche un moyen de partir sans toutefois vexer le bonhomme. Je me sens un peu mal à l’aise. Tant pis pour la lecture, je vais aller ailleurs…

Je m’écarte un peu des bancs pour amorcer un mouvement vers la sortie. L’homme embraye. Il me demande si je suis de Lorient. Je lui explique que non, que je viens chercher des amies pour aller à Concarneau, et que d’ailleurs je dois bientôt les récupérer à la gare. L’homme lui est lorientais. Depuis toujours. Il me regarde, je lui souris. Presque timidement, il me demande si je n’aurais pas un peu d’argent à lui donner pour qu’il puisse prendre son petit déjeuner. Il a dormi dans sa voiture, une Twingo, et il n’avait rien à manger pour ce matin. Oh, il ne se plaint pas, non, la mairie lui donne de quoi, il a des gâteaux et des boîtes. Mais plus d’endroit où loger. Il avait un appartement, mais plus de travail, alors forcément, pas possible de rester. Je lui demande s’il existe des foyers, un endroit qui pourrait l’accueillir. Il rit doucement. Oui, il y en a. Quelques dizaines de places sur Lorient. Et ils sont des centaines à vouloir s’y mettre à l’abri. Mais il a fait une demande de logement, bientôt il devrait trouver quelque chose. Oui, la voiture ce n’est pas pour longtemps. Et puis il va faire moins froid. Je le regarde. Je m’approche pour lui donner un peu d’argent et des tickets restaurant. Il n’en a jamais utilisé alors je lui explique qu’il peut s’acheter un repas à l’épicerie, pas seulement aller au restaurant. Je suis près de lui. Il me tend la main. Se présente. Guy. Il me raconte son diabète, me montre ses jambes, boursouflées, noircies, abîmées. Je l’imagine dans sa voiture, tordu et perclus de douleurs. Mais il a un traitement, il prend ses médicaments. Il me demande mon prénom, mes enfants, leur âge, mon métier. Je m’assieds près de lui. L’église est tranquille. On y parle à haute voix, comme au café d’en bas, alors qu’on m’a toujours appris à y chuchoter.

L’homme semble soudain penser à quelque chose. Il plonge une main dans son sac et en sort une pochette en carton bleu, un peu défraichie. A l’intérieur, des photos. Des sous-marins. Des photos prises à l’Ile Longue. Il ne faudra pas le dire, hein, elles sont top secret, il ne devrait pas les avoir, mais c’est un pote à lui qui les a prises, quand il était sous-marinier. Et oui, Guy était homme d’équipage sur un sous-marin nucléaire. Je ne sais plus lequel, je ne suis pas calée en la matière. Je regarde le long bâtiment sur la photo en noir et blanc. Alors il me raconte les missions. Les plongées au cours desquelles on perd la notion du temps, la discipline, les bannettes où les hommes dorment à tour de rôle, les gamelles et l’odeur de la salle des machines. Il range précieusement ses photos dans la pochette bleue qu’il glisse dans le grand sac kaki, elles sont son trésor.

Guy parle sans cesse. A la fin de chacune de mes phrases, il embraye immédiatement, comme pour me fixer sur le banc avec ses paroles. Une bonne demi-heure s’est écoulée. Je regarde ma montre. Le train arrive dans un quart d’heure. Il faut que j’y aille. Zut, c’est dommage, je serais bien restée un moment encore. Je lui dis que c’est l’heure. Il me demande ce qu’on va faire. Je pense à la crêperie et à la thalasso… Je lui dis juste qu’on va se promener… Il me salue en me disant que j’ai un sourire gentil… Je range ces mots dans un petit coin de mon cœur.

Voilà, je suis dehors. Je respire un bon coup dans le vent. Il faut que je reprenne pied dans la réalité, après ce moment hors du temps. Je traverse le square et descends l’escalier. Je me dirige vers le quai. Je le remonte en direction de l’est. Je le sais, c’est par là que le train va arriver. Bon, il reste dix minutes. Je pense à Guy. J’essaye d’imaginer sa vie. Il en a vu des choses. Il en a à raconter. C’était un beau moment… Arrivée au bout du quai, je reviens en sens inverse. Je fais quelques pas, et tout à coup, Guy est devant moi ! Instinctivement, sans réfléchir, je m’exclame « Oh quelle surprise ! » avec un grand sourire en écartant les bras. Comme si je rencontrais un ami pas vu depuis longtemps. Lui aussi sourit. Il recommence à parler. Me raconte Lorient, les trains, les bateaux. Un coup de sifflet, le tgv arrive. Il s’arrête dans un crissement désagréable. Les voyageurs commencent à descendre. Je les vois se diriger vers un souterrain pour passer sous les voies. Guy me dit que mes amies vont sortir à l’intérieur de la gare. Tranquillement je me dirige avec lui vers le haut de l’escalier. Je les aperçois, avec leur petite valise. Elles me sourient. On s’embrasse. Je m’écarte un peu et tend la main vers l’homme qui se tient bien droit à côté de moi, malgré ses jambes tordues et son gros sac qu’il ne lâche pas : « Je vous présente Guy ! ». Il les salue. Elles ont l’air hésitant. Il a l’air content.

Et voilà, les petites valises sont rangées dans le petit coffre. On embarque. Je me retourne vers la gare. Où est-il ? Ah, là-bas, près du point presse. Je lui fais un signe de la main avant de m’insérer dans le flot de la circulation. Mes amies m’interrogent. Qui est-ce ? Une connaissance que tu as retrouvée à la gare ? Quel hasard ! Et oui, qui est-ce ? C’est Guy, c’est mon ami…

Voilà déjà plus de deux ans que nous avons passé ce week-end à Concarneau. Quand j’y pense, je me revois allongée dans le spa de la thalasso, face à l’océan, l’odeur délicate d’une huile essentielle que je n’ai pas identifiée flottant au-dessus de l’eau. Je sens le goût des délicieuses galettes de Ti Clémentine et du cidre Kerné à la robe ambrée. Je me rappelle les agréables discussions entre amies et des promenades sur les rochers. Je me rappelle m’être promis de prendre davantage de temps pour moi, sans culpabilité et sans honte. Mais avant tout je pense à ce moment suspendu à Lorient. La parenthèse enchantée était nichée dans la paix de cette église Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle. Je pense à Guy. Si d’aventure vous le croisez, passez-lui le bonjour de ma part et demandez-lui de vous montrer ses photos, ça lui fera plaisir. Mais prenez garde à vous, vous n’êtes pas à l’abri de sortir de cette rencontre plus riche et le cœur content…

 

© Copyright Isabelle Roche – 2017 – Tous droits réservés
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